22 août 2015

Thalys : trouver des mots pour décrire le mal

A cheval entre la France et la Belgique. Comme beaucoup de mes lecteurs (peut être un peu plus souvent) il m’est arrivé de fréquenter le Thalys. J’y ai autrefois vécu le contrôle des pièces d’identité, puis l’absence de policiers à bord. J’y ai parfois vu des actes de délinquance, comme ces faux passagers qui descendent au dernier moment en gare de Bruxelles-Midi  en emportant un bagage qui n’est pas le leur. J’ai noté les contrôles de la douane ou de la police française à la Gare du Nord qui ciblent des profils auxquels je n’appartiens vraisemblablement pas. 

Ce qui s’est produit vendredi soir appartient à une autre catégorie. Nous avons vraisemblablement frôlé un drame de grande ampleur et nous comprenons bien qu’un homme armé (et pas de n’importe quelle arme) dans un espace clos peut faire des dégâts immenses. L’avertissement ne peut être ignoré même s’il est  sans doute un peu tôt pour tirer des conclusions définitives. Comme toujours journalistes, commentateurs et politiques veulent aller plus vite que la police et la justice. Laissons faire les enquêteurs. A vouloir analyser trop vite on écrira des bêtises : souligner qu’il fallut des militaires américains pour maîtriser le forcené, alors qu’il semble que le premier intervenant était peut être Francais  (il faut à tous  rendre hommage  pour leur courage et leur sang froid), dénoncer la couardise des agents de la SNCF (il semblerait que l’un d’eux a bien protégé des passagers) sous-entendre que ces américains n’étaient pas là par hasard (la théorie du complot, encore et toujours), évoquer des complicités, un réseau, voir l’ombre de Daesh (il n’y a pas eu de revendication à l’heure où j’écris ces lignes). Ne jouons pas aux experts que nous ne sommes pas, attendons  d’en savoir plus.

L’attaque entraîne déjà  une série de mesures prises par les gouvernements Belges  et Francais, à commencer par le renforcement des contrôles. C’est sans doute nécessaire, ne serait-ce que pour rassurer les passagers et nous éviter de sombrer dans une paranoïa collective.  Je ne suis pas policier, et là encore,  je préfère m’en remettre à ceux dont c’est la responsabilité. La sécurité est une affaire sérieuse, la première  garantie de nos libertés, et tant que ces mesures ont bien pour objectif de lutter contre des attaques de ce type elles sont difficilement discutables. Leur permanence dans le temps et leur élargissement à une surveillance généralisée est un risque pour nos démocraties  mais nous n’en sommes pas encore là. 

Il n’aura fallu que quelques heures pour que certains veuillent aller beaucoup plus loin. Un éditorialiste propose de renoncer à la libre circulation dans l’espace Schengen. « À l'heure où l'Europe croule sous l'afflux de réfugiés qu'elle ne peut ni ne souhaite accueillir (ne soyons pas hypocrites !), il est grand temps de se poser la question de la pertinence de l'ouverture des frontières »  écrit ce confrère (pour lequel j’ai pourtant de l’estime) qui mélange (inconsciemment ?) l'exode des réfugiés et la menace terroriste. C’est aussi un   président d’une formation politique qui  souhaite la création d'une garde nationale qui regrouperait des citoyens volontaires «  armés et entraînés (...)  présents partout dans nos rues, nos réseaux de transport, nos bureaux, nos écoles » : en d’autres termes une milice à tous les coins de rues, j’imagine que les critères de sélection des bons citoyens sont déjà connus. 
Il y aura d’autres surenchères. 

Ce sont évidement de mauvaises réponses, émotionnelles, irrationnelles, liberticides. Parce qu’elles reposent sur cet amalgame islam = terreur, elles  sont rendues possibles par l’islamophobie larvée que je dénonçais dans mon dernier billet. Je ne regrette pas de l’avoir écrit, il prend tout son sens aujourd’hui. La frontière que nous devons maintenant instaurer ne passe  pas entre les musulmans, les catholiques et les laïcs mais entre  les êtres sensés et les  brutes sanguinaires. Il faut séparer  les humanistes (on serait tenter d'écrire les êtres humains) des totalitaires. Il y a des musulmans dans les deux camps, et, fort heureusement, beaucoup plus dans le premier. Les premières victimes de la terreur islamique  (au sens révolutionnaire du terme)   sont les populations en grande partie musulmanes de Syrie et d’Irak. Se lancer dans une chasse au faciès, barbe ou voile, refuser d’accueillir des syriens, irakiens, kurdes, azéris, sunnites, chiites qui craignent pour leur vie  serait la plus grave de nos erreurs.  Même si, probablement, nous découvrirons des terroristes infiltrés dans les candidats réfugiés. 


Tant qu’à tirer des leçons, je préconiserai bien, moi, qu’on intensifie la lutte contre la détention des armes à feu. Nous avons sûrement les moyens d’être un peu plus rigoureux dans ce domaine, et cette piste là n’est pas plus sotte que celles avancées ces dernières heures.. 

Ce qui c’est passé à bord de ce Thalys ressemble au scénario du pire. Un homme seul, armé, avec ou sans infrastructure, avec ou sans commanditaire, qui décide de tuer d’autres hommes. Un scénario redouté  des forces de sécurité. A vrai dire il en existe de plus inquiétantes encore : on peut imaginer des agressions à l’arme blanche, ciblant des lieux diplomatiques ou fréquentés par la communauté internationale (cela ne manque pas), des cibles symboliques, synagogues, mosquées, médias, commissariats, écoles, etc. Désolé de casser l’ambiance. Avec la folie des fous de Dieu (dans l’expression c’est fou qui compte et pas Dieu) nous  sommes tous des cibles potentielles : il s’agit de frapper l’imaginaire, de faire mal à l’opinion. 

On peut bien sûr  se renfermer, tenter de transformer l’Europe en forteresse, vivre sous tension permanente et décréter que tous les musulmans sont des suspects potentiels. L’alternative est de  commencer  par apprendre qui est notre ennemi, le localiser, faire pression sur ses soutiens éventuels (je vise des pays producteurs de pétrole dont nous n’osons nous distancier) encourager les musulmans modérés à lui faire face et l’attaquer là où il se trouve. C’est vrai au moyen orient, en Palestine ( où il faudrait tendre la main à la haute autorité pour contrer le Hamas et non l’inverse)  et même dans les mosquées ou écoles  de nos quartiers où le discours de haine (du juif, du chrétien, de l’Américain, du Français ou du Belge) se fait entendre. 

Dans cet affrontement entre le vivre ensemble et une nouvelle forme de facisme (au sens d’un régime dictatorial qui s’impose par la violence et l’arbitraire à son entourage), nous ne pouvons pas sous-estimer la bataille des mots et des idées. Les termes d’Islam (inapproprié, stigmatisant et beaucoup trop large) de Djihadisme (trop romantique) de terrorisme (trop général) ne  conviennent plus. C’est le principal paradoxe du Thalys : trouver le bon terme pour désigner ce genre d’attaque. Cette question de vocabulaire est plus importante qu'il n'y paraît. C'est par l'adhésion aux idées et aux mots qui les portent que la mobilisation sera possible.   Si les termes de tolérance et de cruauté ne suffisent  plus pour distinguer le bien du mal et dissuader des individus de basculer dans l’inhumanité, trouvons en de nouveaux, compréhensibles par tous. Rapidement, sans céder à la panique, et, si possible, avec intelligence. 

15 août 2015

Islam, racisme et überisation de l'info. Le sursaut journalistique est-il possible ?

C’est un Belge qui rapporte un pot de sirop parce-que la mention Halal figure désormais sur l’étiquette. C’est un Français qui entend servir du porc à tous les enfants qui fréquentent les écoles publiques de sa commune, petits musulmans inclus. C’est encore ce sénateur qui s’insurge quand un média donne la parole à une femme voilée. Ce sont ces élus, parfois de haut niveau, qui réfutent le terme d’islamophobie, parce qu’il implique la reconnaissance d’un racisme spécifique qu’ils refusent d’admettre. Ce sont ces commentaires, entendus au café du commerce ou dans les dîners de famille, lus sur les réseaux sociaux ou ailleurs, qui assimilent musulmans et délinquance.

 

Il faut être aveugle, d’une grande mauvaise foi (je parle de malhonnêteté intellectuelle pas de religion) ou être soi-même acquis à un racisme larvé pour ne pas constater, jour après jour, que notre débat public stigmatise l’islam et les citoyens qui ont posé le choix (car c’est le plus souvent un choix) d’être musulmans. Il faut être inconscient pour ne pas réaliser que ces brimades et vexations à répétitions sont les moteurs d’une division sans cesse croissante. Le rejet entraine le rejet. Ces expressions du racisme peuvent être accueillies d’un haussement d’épaules quand on a toute sa tête et confiance en l'avenir. Elles finissent par légitimer défiance et radicalisme quand on manque d’estime de soi et de perspectives. Racisme et djihadisme s'alimentent l'un et l'autre. S'il n’est pas rare que la victime du propos raciste soit plus intelligente que son auteur, on ne peut pas exiger qu’il en soit toujours ainsi. 

 

Ce n’est pas neuf, mais les proportions du phénomène et sa répétition deviennent préoccupantes. Les quelques exemples cités en début d’article devraient vous en convaincre : la parole raciste est partout, décomplexée, libérée. Ce qui était un tabou dans les années 70 ou 80 est aujourd’hui revendiqué. Les racistes accusent ceux qui, comme moi, leur en font la remarque d’être des apôtres du politiquement correct. Investis d’une vision messianique, ils sont ceux qui disent la vérité et qu’on essaye de faire taire, une minorité éclairée qui assume l’idée d’un conflit de civilisations, ce vocable doux qui n’est que l’euphémisme de nos anciennes guerres de religion. Rejet et stigmatisation sont devenus un argument électoral porteur. Un discours qui forme l’ossature du corpus idéologique de grandes formations politiques, en France aux Pays-Bas ou ailleurs. L’extrême droite n’est plus une anecdote. Ses idées irradient aussi bien à droite qu’à gauche. Bien sûr, on peut rêver d’hommes d’Etat qui se dressent contre le populisme ambiant et qui prennent l’électeur à rebrousse-voix pour le tirer vers le haut. Ce serait oublier qu’en démocratie, la masse fait la vérité et qu’un parti finit souvent par préférer l’exercice du pouvoir au confort moral de ses grands hommes. 

 

Si nous en sommes là aujourd’hui c’est peut-être parce que la presse l’a permis. Cet article est un appel aux confrères : ne négligeons pas le peu d’influence qui nous reste. Les journalistes ont baissé la garde, nous avons besoin d’un sursaut. En trente ans, le racisme a obtenu droit de cité dans nos colonnes, nos reportages, nos interviews. C’est la fin du cordon sanitaire, actée en France, en cours en Belgique. Ce sont ces leaders sulfureux de partis ouvertement sectaires et ces polémistes populistes qu’on invite à longueur de micro au nom de la diversité des opinions, quand ce n’est pas ouvertement pour l’audience. Ce sont des journalistes qui composent eux même des titres racoleurs ou écrivent des éditoriaux douteux. Ce sont de fausses informations, rumeurs, phantasmes qu’on duplique à l’infini pour faire le buzz et donc l’audience. Et bien sûr qu’on ne corrige pas quand l’information s’avère fausse. Ce sont ces commentaires haineux qu’on ne modère pas et qui deviennent la règle. 

 

Non, le débat d’idée et la liberté d’expression ne passent pas nécessairement par l’insulte et la désignation d’un bouc-émissaire. Ouil’acceptation de l’autre et un ton policé sont un indicateur d’intelligence et santé démocratique. La circulation des idées ne s’accommode pas de la propagande. Sans doute la jeune génération de journalistes est-elle moins conscientisée que ses prédécesseurs. Elle frôle parfois l’inconscience et j’ai entendu bien des journalistes m’expliquer que l’Islam était « un problème ». Ils auraient été licenciés sur le champ dans les années 70, ils ne sont plus guère sanctionnés aujourd’hui.


Conduire une rédaction n'est pas qu'une question de liberté, c'est aussi une affaire de responsabilité. Je ne vois heureusement pas de journaux faire des unes racoleuses sur le viol, la pédophilie, le cannibalisme ou l'esclavage. Sur l'islam et l'immigration, ils sont légion. Nous insinuons le doute et finissons par légitimer des propos illégitimes. 

 

Le journalisme évolue avec la société qui l’entoure bien sûr. Il faut aussi y ajouter ce que l’on pourrait nommer « l’überisation » de l’information. L’essor de l’internet et la puissance des réseaux sociaux permet à chaque citoyen d’être émetteur ou amplificateur d’une information. Cela participe à la démocratisation du débat mais l’intervention des professionnels est aujourd’hui superflue ou anecdotique dans la production et la diffusion de ce que nous pensons être une information. Le choc fut rude pour la profession (crise de la presse, baisse de revenus, mutation profonde du métier) et pas tout à fait digéré encore. 

 

Avec toutes les dérives imaginables,Facebook informe davantage de citoyens que n’importe quel quotidien. Alors que les taximen hurlent à la dérégulation et dénoncent les dangers d’un monopole derrière l’économie participative, la presse a déjà plié et propose ses contenus gratuitement en ligne. Nous nous alignons tous sur Facebook, ses contenus courts, ses titres accrocheurs, ses mots clefs qui permettent les référencements et les algorithmes qui décèlent les nouvelles tendances. Il n’y a plus d’argent pour les enquêtes de fond et plus de lecteurs pour les grands dossiers. Bousculé, le journaliste court après des lecteurs qui sont désormais ses concurrents directs. Au passé, je vérifiais puis j’informais. Au présent, je mets en forme et cherche le buzz. Présenter un monde binaire (nous les bons, eux les méchants), dénoncer, moquer, parodier, craindre, affoler, sont les verbes de l’information « überisée ». Au moins pour conduire un véhicule faut-il posséder un permis et une assurance. Pour écrire ou plus simplement partager un article, ce n’est même pas nécessaire. L’accident est pourtant si fréquent : surenchère, désinformation, vulgarité, haine de l’autre... mais tant qu’il ne s’agit que d’idées... Il n’y a qu’au moment de la collision frontale que nous en prenons, parfois, conscience. Réaffirmer avec force quelques valeurs phares, refuser les dérives nauséabondes, voilà qui différencierait à nouveau le journalisme de ce qui ne l'est pas. Une information se vérifie et toutes les opinions ne se valent pas. 

 

Il y a quelques mois, nous étions (presque) tous Charlie. Cela signifiait que nous refusions qu’on tue un homme (ou une femme) au nom d’un dessin, d’une idée, d’une religion. La leçon s’estompe. On voudrait même se servir de l’attentat pour isoler le citoyen musulman du reste de l’opinion et camoufler le tout sous le vocable de défense de la laïcité. La laïcité, c’est la neutralité des institutions et le renvoi à la sphère privée de nos convictions philosophiques. Elle permet la tolérance et la coexistence, parce qu'elle distingue le citoyen (que nous sommes tous) du croyant, agnostique ou libre penseur (que certains sont). Ce n’est pas d’imposer du porc à de jeunes enfants qui fréquentent une école publique. 

 

Forcer l’interdit alimentaire est une grande violence et il n’est pas utile d’avoir fait de grandes études de psychanalyse pour le comprendre. Ce que je mange, c’est ce que je suis. Il ne nous viendrait pas à l’idée d’imposer un steak saignant à ceux qui font le choix d’être végétariens. Nous comprenons que c’est absurde, arbitraire et violent. Il se trouve des individus dont la vision du monde accorde moins de facilités aux enfants musulmans qu’aux adeptes du Vegan

 

Il nous faut donc visiblement le rappeler sans cesse : les jeunes nés en Europe sont européens. Ils n’ont pas à s’assimiler ou s’intégrer et les mêmes lois s’appliquent à eux comme autres. Que leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents viennent d’ailleurs ne leur donne pas moins (ni plus) de droits. Qu’ils embrassent une religion ou pas non plus. C’est le rôle des politiques, des éducateurs et des journalistes de l’expliquer.