08 décembre 2015

Presse et populisme, entre cousinage et collusion

Les succès électoraux de l'extrême droite sont-ils imputables à un traitement de faveur de la presse ? S'il n'y a pas de traitement de faveur, la mise à l'agenda de thèmes sécuritaires  profite-t-elle aux partis les plus actifs sur le sujet ? Ces questions la presse française se les posaient déjà en 2002. Une génération de journalistes et d'électeurs plus tard, nous voici en 2015 avec les mêmes  interrogations. 

En 25 ans de carrière, la couverture d'un dizaine de campagnes électorales en Belgique mais aussi en France (j'étais notamment envoyé spécial pour  la présidentielle de 2002), ayant  occupé des postes à responsabilité dans plusieurs rédactions, il est évident que ces questions ne me laissent pas indifférent. Je m'en voudrais de ne pas communiquer mes réflexions sur le sujet. 

1. L'extrême droite adore la télévision 


"Le message c'est le médium". L'expression  de Mc Luhan  est bien connue, à chaque époque ses médias, ses codes de communication, ses lieux de débat. Depuis les années 1970 nous vivons dans un paysage médiatique dominé par la télévision. Cela ne veut pas dire que les autres médias (radio, presse) ou autres formes de communication politique (meeting, porte à porte, affichage) ont disparu, mais la télévision est devenue le canal qui touche le plus grand nombre, celui où se déroule l'essentiel du débat, celui qui "écrit" le cœur du  récit politique auquel les autres forums vont se référer. Cette télévision, qui associe le son (porteur de sens) et l'image (porteuse d'émotion ) permet de populariser des visages et de faire passer des messages, à condition que ceux-ci restent suffisamment simples pour être exprimés clairement en quelques phrases. Les idées fortes, celles que l'ont peut exprimer en 15 secondes sont faites pour la télévision. Les positions nuancées, qui ne sont accessibles qu'après l'exposition d'un préambule, ou en faisant référence à un contexte qu'il faut résumer passent nettement moins bien. L'extrême droite, avec ses positions tranchées,  part avec une longueur d'avance. L'effet est encore décuplé avec les emissions en direct. Avec une phrase slogan je fais passer une idée. Qu'elle soit basée sur un mensonge, un raisonnement tronqué ou des chiffres fallacieux ne sera pas deceler par le téléspectateur. Démonter ce slogan en direct exige une connaissance encyclopédique, un sens de l'analyse, une capacité de réflexe et une habileté pédagogique qui sont impossibles à réunir sur le champ (seuls quelques confrères tres sûrs de leur talent  osent soutenir le contraire). 

2. La  télévision adore les tribuns 

C'est l'effet retour de ce que je viens d'expliquer. Pour faire un bon programme de télévision il faut du rythme, des positions tranchées, des visages connus. Le tribun part avec une longueur d'avance sur le spécialiste. En débat la grande gueule écrase l'expert. Les parlementaires que vous verrez en télévision sont ceux qui sont considérés comme "sexy" par les professionnels de la communication : on leur demande de bien s'exprimer, pas de connaître le dossier dans ses moindres recoins. S'ils sont capables de l'un ou l'autre effet oratoire et de suffisamment de malice pour mettre les concurrents en péril c'est encore mieux.  Le débat TV et l'honnêteté intellectuelle ne vont  pas  toujours ensemble. 


3. La frontière  entre populaire et populiste se franchit facilement 

C'est l'objectif de tout Media d'être vu/lu/écouté par le plus grand nombre. Bien sûr tout le monde ne vise pas le même public, chacun défend une politique éditoriale spécifique, et on ne sacrifie pas tout au  désir d'audience. Malgré tout les médias cherchent à attirer, séduire, conquérir, fidéliser. Il faut faire "populaire" dans la cible concernée. Plus le Media vise large plus la pression sera grande, plus la tentation de flatter les bas instincts est présente. Les médias ne sont pas toujours  imaginatifs ou courageux. Les gros titres  sur la sécurité, les francs maçons, le salaire des cadres fonctionnent ? Revoici des gros titres  sur la sécurité, les francs maçons et le salaire des cadres. Ce qui touche à la crainte , à la jalousie, au danger domine. Ajoutez une mention "exclusif" ou une notion de révélation ( "la vérité sur ") pour faire comprendre à votre lecteur  que "les autres" lui  mentent, et vous améliorez encore vos ventes. Le climat général de la presse populaire est  naturellement anxiogène : ce qui se passe bien ne fait jamais vendre.  Il n'y a pas de malice dans cette logique de marché. Juste une collusion entre les intérêts de la presse populaire et ceux des partis populistes. 

4. La presse n'aime pas le pouvoir. L'extrême droite non plus (tant qu'elle ne l'a pas) 

C'est le rôle des journalistes  d'être critiques avec les institutions et ceux qui les dirigent. Cette défiance est une des raisons d'être du quatrième pouvoir, un contrepoids indispensable au bon fonctionnement des démocraties. Encore faut-il que cette mission s'exerce avec discernement. Trop souvent les journalistes confondent le droit à la critique et leur devoir de porter la plume dans la plaie  avec une posture ouvertement populiste. On dézingue à tout va, on raille, on ridiculise. Défiance à tous les étages, de préférence vis à vis du politique, mais aussi vis de la police ou de la justice dont on critique les décisions sans retenue. Tout ce qui vient des autorités est forcément mauvais. On exhalte le culte de l'individu face aux institutions. Il faut toujours moins d' État, moins d'impôts, moins de radars... Cette posture à priori , qu'on réussit  à faire passer pour une mission déontologique et dont on gomme la forte connotation idéologique, est présente dans de très nombreuses rédactions. Cette  lecture populiste du monde détruit la confiance et la concorde. La presse qui l'impose comme  grille de lecture  favorise la montée d'une culture populiste... Les plus lucides et les plus cyniques de mes confrères l'assument ouvertement, éventuellement avec un haussement d'épaules. 


5. Le cas particulier de la sécurité

En 2002 comme en 2015 la sécurité fut un enjeu central du débat dans la dernière ligne droite du débat électoral. On a souvent dit que le passage à tabac d'un grand père qui fit l'ouverture des JT en 2002 avait boosté le score de Jean-Marie Le Pen. En 2015 les attentats de Paris ont, tres logiquement, monopolisé les journalistes et le débat. Disons-le clairement : si en 2002 on peut s'interroger sur la pertinence à mettre une  information relativement mineure à la une, il n'y a aucun discussion à avoir en 2015. Éditions spéciales et couverture exhaustive des événements sont parfaitement justifiées. La presse ne devait en aucun cas s'autocensurer. Les faits sont là, ils sont graves, il faut les traiter à la hauteur de cette gravité, ce qui implique de la surface rédactionnelle, de l'empathie pour les victimes, une dose d'émotion et un peu de retenue. 

Au delà de ce cas particulier, la couverture des questions de sécurité concentre tous les éléments énoncés ci-dessus. Quand on évoque cette thématique les médias (télévision et presse populaire en particulier) recourent à une expression simple, qui préfère l'émotion à l'analyse et  gomme imperceptiblement les nuances. La presse met en avant des figures archétypales :  bourreaux contre victimes, et notre compassion va tres naturellement aux secondes. Une fois les faits exposés et l'émotion passée le discours réclamera invariablement plus de sécurité. L'enquête de presse  s'attachera à dénoncer les failles du système de sécurité  (c'est légitime), elle aura plus de mal à cerner  les causes profondes du mal  (c'est trop complexe, trop lointain, trop incertain). Haro sur les autorités qui nous sont proches. Le cercle infernal où presse populaire et discours populiste avancent en parallèle est déjà  lancé. 

6. Complicité, victimisation, intimidation  

Même si la presse et l'extrême droite développent des discours compatibles, chacun obéit à son propre agenda. Fort heureusement une grande majorité de journalistes n'adhère pas à l'idéologie d'extrême droite. Cette indépendance se traduit à intervalles réguliers par une prise de distance aussi volontairement visible que maladroite. Question de remords sans doute. Le journaliste fait alors part de ses valeurs, dénonce ou appelle à combattre. Il quitte la relation des faits pour s'imposer prescripteur d'opinion. Ses interviews se font beaucoup plus frontales qu'à l'accoutumée. C'est souvent contre productif. Parce que l'électeur/lecteur n'aime pas qu'on l'infantilise. Parce qu'on ne peut pas aboyer avec les loups toute l'année et se retourner contre eux une fois l'élection en vue. Parce que l'extrême droite dénonce  alors, légitimement, un traitement inéquitable. Pourquoi les journalistes quittent-ils leur réserve uniquement contre certaines formations ? L'argument alimente les théories du complot et facilite le discours de victimisation. L'élite confisque le pouvoir, les journalistes sont les complices de l'élite, l'extrême droite rendra le pouvoir au peuple. La presse qui alimente le populisme doit en prendre conscience : quand le populisme qu'elle porte arrivera à ses fins, il ne saura tolérer que la presse conserve un rôle critique et se retournera contre elle. Méfiance et agressivité vis à vis des journalistes sont déjà bien présents lors des interviews : les élus d'extrême droite ne ménagent leurs interlocuteurs que quand ils en ont besoin. Une fois forts ils n'hésitent pas à intimider l'autre pour imposer leur discours, ou à prendre l'opinion à témoin pour dénoncer  un journalisme parasite et partisan. 


7. Le leader en position de force et la liberté relative de la presse 

C'est une caractéristique des grands  mouvements populistes : ils se construisent autour d'une personnalité forte et charismatique. Plus le mouvement a de l'influence, plus la parole de ce leader sera prisée des journalistes. Dans ce type d'organisation c'est la figure centrale qui s'exprime. Parfois quelques lieutenants relaient la bonne parole, mais le nombre d'orateurs reste limité. A la différence des partis traditionnels où le moindre député acceptera toujours une demande d'interview, le mouvement populiste concentre la communication sur quelques individus. Il organise une raréfaction de la prise de parole et   instaure  du coup un rapport de force défavorable à la presse. Si seul le/la président(e) de parti s'exprime c'est forcément cette personne là que les médias s'arrachent. Sûr de son pouvoir d'attraction, fort du poids de sa parole, conscient de son attractivité, le leader populiste impose ses conditions aux médias. Il choisit ses fenêtres d'intervention, sélectionne les titres, impose les thèmes, discute des  journalistes qui l'interviewe ou des contradicteurs qui lui seront opposés. Les médias plieront  plus ou moins en fonction de la concurrence et de la solidité de leur colonne vertébrale. Certes, ce rapport de force entre puissance invitante (le Media) et puissance invitée existe dans tous les domaines (c'est vrai aussi pour le sport et la culture) mais comme le leader populiste est un tribun "il faut " l'avoir. Et comme il n'existe personne d'autre qui pourrait avoir une parole comparable dans son parti c'est du velours. Dans un parti démocratique vous trouverez toujours un vice président , un ministre, un chef de groupe prêt à s'exprimer. Question de concurrence entre élus. Quand le pouvoir du chef est absolu cette concurrence n'existe plus, le Media qui ne plie pas passe à côté de l'interview. France 2 l'a expérimenté à ses dépends en 2015. 

8. La presse joue sa survie 

La presse est débordée par les réseaux sociaux. Plus directs, plus réactifs, plus participatifs, ils proposent une communication en étoile alors que le Media traditionnel est pyramidal (on communique du haut vers le bas de la pyramide). Comme le médium est le message les codes ont changé. Ceux qui prennent la parole sur les réseaux sont les plus militants. Le débat se fait plus agressif, l'exigence de vérité, la simple bonne foi ont tendance à disparaître. Pour ne pas être décrochés les médias durcissent leur ligne éditoriale : il faut trancher pour être visible. Ajoutons une banalisation de la parole raciste qui s'exprime sans complexe sur la toile, une propagation des articles qui échappe à leurs auteurs, vous comprenez que l'impact est considérable. Le passage au 2.0 bouscule la presse et les journalistes. Si la télévision reste le Media dominant pour une grande partie de la population, le débat se déroule désormais sur les réseaux pour l'électorat le plus jeune. Cela vaudra la peine d'y revenir dans un prochain billet. 

9. En Belgique aussi 

Ce que je viens de décrire ne s'appliquerait qu'à la France ? Détrompez-vous. Feuilletez  les journaux, quotidiens ou hebdomadaires. Jetez un œil aux titres, comparez les premières pages. Idem pour les journaux télévisés. Populisme, discours sécuritaire, anti-politisme sont bien présents. Pas toujours. Parfois. Chez certains plus que d'autres. Mais la petite musique résonne, en bruit de fond. Demandez-vous s'il est légitime d'inviter aussi souvent des micros-partis, des parlementaires, des polémistes ou des experts tres actifs sur le seul thème de la sécurité. 
Observez l'appétit des journalistes pour obtenir la parole des tribuns. 
Concentrez-vous sur   la NVA,  comment elle verrouille  sa communication autour de quelques personnalités fortes :  Bart De Wever, Jan Jambon, Theo Francken, Sigfried Bracke. Vous avez déjà entendu un autre parlementaire ? Notez comment ce parti organise ses prises de paroles  en choisissant médias et  journalistes ... Presque toujours les mêmes, et rarement  les plus critiques. Écoutez ces élus  parler des journalistes, les prendre à parti, dire qu'il faut s'en méfier, les opposer au peuple qui, lui, a forcément toujours raison. Vous arriverez sans doute à la conclusion que le populisme n'est pas une exclusivité française et que les méthodes du Front National sont appliquées par d'autres.