27 novembre 2018

Emmanuelle Praet : les médias, la politique et les fake news

C’est une curieuse séquence, mais elle est sans doute symptomatique de la confusion qui s’est emparée de notre époque. Emmanuelle Praet, journaliste de presse écrite reconvertie en chroniqueuse  de radio et  télévision (et conseillère en communication sur le côté ) est donc suspendue par RTL-TVI à la suite d’une sortie très approximative sur la fiscalité verte et défendue depuis lors par une partie du public et du monde politique qui demande sa réintégration. Que le cœur de la chroniqueuse penche très nettement à droite et que ses soutiens, qui vont de Théo Francken à Charles Michel, appartiennent à cette famille de pensée n’est pas une surprise et n’est pas le problème. En revanche les propos de la chroniqueuse et les arguments de ceux qui demandent sa réintégration méritent qu’on les décortique. 

Les faits d’abord. Lors d’un débat sur les gilets jaunes Emmanuelle Praet a donc lié le vote en faveur d’Ecolo avec la hausse de la fiscalité verte en général et sur l’essence en particulier. Outre qu’elle se pose en donneuse de leçons et indique aux citoyens en face d’elle, en adoptant une posture infantilisante, qu’ils n’ont quece qu’ils méritent, elle commet à mon sens une double erreur. 

D’abord une erreur factuelle. La fiscalité de ce pays relève du niveau fédéral. La dernière hausse des accises sur le diesel a été décidée par le gouvernement Michel dans le cadre du tax shift (moins d’impôts sur le travail compensé par des hausses de la fiscalité ailleurs, notamment sur les carburants) en 2015. La seule participation des écologistes à une majorité fédérale remonte au premier gouvernement de Guy Verhofstadt (1999-2003). Il y a 15 ans. Aujourd’hui ce parti n’est présent à aucun niveau de pouvoir. Faire porter la responsabilité des taxes actuelles sur un parti d’opposition est au mieux un niveau de connaissance politique extrêmement faible et indigne d’une personne rémunérée pour commenter l’actualité, au pire une entreprise franche de manipulation de l’opinion. 

Ensuite une erreur de positionnement. Le rôle d’un commentateur est d’éclairer le débat. Il ne s’agit pas simplement d’apporter son opinion, mais de développer des arguments, d’apporter des exemples, de s’appuyer sur des données pour pouvoir défendre une idée face à une autre. Appeler de manière aussi outrancière (sans argument  et sur une  base erronée)  à ne plus voter pour un parti (ou un ensemble de partis, puisqu’en lisant certains commentateurs éclairés j’apprends qu’Emmanuelle Praet visait la gauche en général ) n’est plus du commentaire mais de la militance. L’ancienne journaliste avait donc quitté sa fonction de chroniqueuse pour devenir porte-parole. Il n’est donc pas illégitime de la ramener à la position qu’elle adopte : face aux gilets jaunes Emmanuelle Praet était une citoyenne parmi les autres. Sa parole n’avait pas le recul et le regard analytique qu’on est en droit d’attendre d’un commentateur. 

En prenant la défense d’Emmanuelle Praet le monde politique joue donc  un jeu dangereux. Il consiste à dire que ce n’est pas l’argumentation ou le rapport à la vérité qui compte, mais bien le profil idéologique. Que peu importe la qualité du débat, pourvu que ma position y soit représentée, et si possible gagnante. Vouloir s’immiscer dans la gestion des médias est un réflexe malsain. Une pulsion autoritaire qui voudrait s’assurer que le droit à la critique est aussi réduit que possible. Depuis une 30aine d’années nos partis  politiques (et les libéraux francophones y ont bien participé) ont pourtant fait de grands progrès en matière de dépolitisation de l’information. Pour vivre les choses désormais de l’intérieur je peux attester que  les processus de nomination à la RTBF sont désormais plus  clairs et transparents, et que c’est la qualité du projet du candidat qui prime quand il y a un poste a pourvoir au sein de la rédaction. Même si à intervalles réguliers la tentation de vouloir contrôler, exclure, promouvoir tel ou tel journaliste en grâce ou en disgrâce s’exprime. La responsabilité première d’un rédacteur en chef est bien de résister aux pressions et protéger ses journalistes tant qu’ils sont indépendants, même si cette indépendance dérange, et de les sanctionner quand ils ne le sont plus. Que les politiques se rêvent rédacteurs en chef et souhaitent désormais s’immiscer dans la gestion d’un média privé n’est pas forcément un progrès. On commence par une interférence, on termine dans l’ingerence.&nbsp


En journalisme l’indépendance et l’exigence de vérité sont deux valeurs cardinales. Je dis bien l’indépendance et pas la neutralité : on ne demande pas à un journaliste et encore moins à un chroniqueur de ne pas avoir d’opinion. On lui demande de pouvoir l’étayer et d’apporter un éclairage qui bénéficiera à toute son audience. Bien sûr le commentateurs se base sur des valeurs et défend une vision du monde ; c’est la condition du débat, sinon tous les commentateurs diraient la même chose et nous vivrions sous le règne de la pensée unique. Mais on demande au commentateur de pouvoir écouter, d’avoir un sens critique  et de se prononcer en toute bonne foi.  Quand on en appelle à voter pour ou contre, on est plus commentateur, on devient acteur. Ceux qui défendent Emmanuelle Praet aujourd’hui veulent-ils que les commentateurs de demain puissent dire qu’il faut voter pour les  mauves ou les turquoises ? Si oui, autant remplacer les chroniqueurs par des  politiques, ce sera plus clair et le public saura à quoi s’en tenir. Et si tous les coups sont permis, y compris dire n’importe quoi sur un plateau TV, sans aucun recadrage possible, autant admettre que nous sommes effectivement entrés dans l’ère de la post-vérité. Quand on défend ceux ou celles qui les énoncent ou les propagent, il est inutile de prétendre lutter contre les fake news.

13 commentaires:

Pat a dit…

Excellent article!

Fa a dit…

La décision de rehausser les accises sur le diesel remonte même à avant 2015.
Peut-être que la dernière formalisation chiffrée date en effet des mesures "tax-shift", mais c'était déjà amorcé avant (je travaillais dans le secteur). Mais cela ne remonte pas non plus aussi loin qu'au gouvernement "arc-en-ciel" Verhofstadt 1.

Herbert Meyer a dit…

Pertinent et objectif, merci !

Unknown a dit…

Le règne du populisme ...

Unknown a dit…

Je n’ai pas vu toute l’émission mais j’ai vu le passage litigieux. Si votre propos se rattache bien à ce passage, ce que vous énoncez comme étant DES FAITS s’avère en fait être une interprétation et une extrapolation de votre part

Christian Materne a dit…

J'apprécie. Enfin un raisonnement clair.

Paul Cladas a dit…

Je n'ai pas du tout eu la même perception que la plupart de gens, j'ai vu plusieurs extraits et il y a trois éléments qui m'ont frappés. Le premier c'est le ton avec lequel Emmanuelle Praets s'adresse aux citoyens, gilet jaunes ou pas ce sont des citoyens et ils ont droit au respect, si les gilets jaunes ont commis des fautes, c'est aux tribunaux à leur passer le savon. Le style donneur de leçons est insultants, surtout pour ceux qui ne sont pas habitués aux plateaux. Là, pour moi Émmanuelle Raets a abusé de sa position de supériorité. Mais sur le plan de l'arguments, il y a du mépris, car en parlant de coût des manifestations elle profite du manque de formation des gens de la rue pour leur tendre un piège, en comparant un système (les impôts) et un coût (celui des dégâts), ce sont deux magnitudes qui ne doivent pas être comparées, n'importe quel expert l'aurait remise à sa place. Troisièment, et là je me fache contre cette personne, de quel droit juge-t-elle le niveau de satisfaction des gens, de quel droit juge-t-elle ce qui est satisfaisant pour autrui? En effet, en parlant du Facebook d'un des invités, non seulement elle l'attaque sur le plan personnel, mais en plus elle met à nu un citoyen sur un plateau de télévision en parlant de ses vacances, sur lesquelles, elle n'a aucun droit de parole sans avaoir demandé auparavant l'autorisation d'en parler. Et ça c'est scandaleux ! Comme je l'ai affirmé dejà, ce complexe de supérioté ne reflète pas du tout le libéralisme, au contraire, on semble avoir affaire à une sorte de facho-rationnalisme ou facho-intellectualisme qui permet à certains et certaines de se considérer au-dessus des règles, narcissisme oblige. Le citoyen est le centre de gravité de la démocratie, on doit le respecter, même quand il commet des erreurs, mais il n'y a pas que lui qui commet des erreurs, tous nous commettons des erreurs. La liberté d'expression n'est pas l'apanage des plateaux de télévisions, et si on veut protéger la liberté d'expression, la priorité est de respecter le citoyen. Cela fait longtemps que je ne regarde plus la télé belge, personnellement, je pense que c'est le 'comment' plus que le 'quoi' qui m'a choqué. Rien que pour cela, mon attitude aurait été bien plus radicale que celle de RTL pour la manière de traiter les gens. L'aspect politique politicienne m'échappe, je partage seulement mon opinion sur ce que j'ai vu.

Unknown a dit…

Ce qu'elle a dit c'est qu'au moins une partie des taxes sur le carburant sont des taxes environnementales. Jamais elle a mentionné un parti politique quelconque. Ensuite, elle a dit que les gens, aussi les gilets jaunes, sont responsables des politiques qu'ils choisissent et qu'en Wallonie on vote pour les partis plutot 'gauches'. Pour moi, mais ceci est sans doute dü à ma mécomprehension de l'environnement politique wallon, elle visait particulièrement le PS, qui est depuis des lustres la force politique dominante en Wallonie. Je me pose quand mëme des questions quand tout le monde fait des raccourcis, ou suit les raccourcis d'une politicienne qui se sent visé, sans le moindre sens de critique. Elle n'avait pas besoin d'exiger des excuses ou n'importe quoi, elle n'a pas été mentionné. Il serait a mon avis plus intéressant de débater sur le principe "Sommes-nous d'accord de payer plus pour le carburant pour des raisons environnementales?"

Philippe a dit…

Elle voulait dire qu'il était contradictoire de voter massivement pour les écolos et d'ensuite réclamer une baisse des taxes sur l'énergie. Même si les écolos ne sont plus au pouvoir depuis longtemps, il n'est pas dans leur idéologie de faire baisser ce type de taxe (à juste titre, à mon sens..)

Kit Sune a dit…

Merci pour cette analyse. J'étais confusément mal à l'aise avec les propos de Mme Praet, même si je n'avais pas les arguments expliquant la raison de mon malaise. Maintenant je comprends que mon malaise était fondé.

Unknown a dit…

C'est paradoxalement en exigeant du journaliste la stricte objectivité qu'est apparu le chroniqueur ou l'expert. Le flou règne autour de leur statut, ils peuvent travailler pour des think-thanks, faire des "ménages" sans qu'ils ne doivent rendre compte de quoi que ce soit. Leur rôle est de faire passer comme analyse personnelle ce qui relève de la communication structurée d'un groupe de pression.

Anonyme a dit…

Premièrement, le rôle d'Emmanuelle Praet dans l'émission "Ce n'est pas tous les jours dimanche" n'est pas un rôle de journaliste neutre mais des un rôle de"chroniqueur-queuse RTL" : ils sont engagés dans cette émission pour donner leur avis, forcément subjectif et teinté politiquement. Henrion est d'extrême-gauche et ne se prive pas de donner des avis très tranchés, Raviart est estampillé cdH et donne aussi son opinion de manière directe. Praet était donc totalement dans le rôle que RTL lui avait demandé d'endosser, celle d'une chroniqueuse de droite et non d'une journaliste neutre.
Il y a donc eu une hypocrisie de la part de la rédaction de l'émission dans leur décision qui a suivi le débat dominical.
Deuxièmement, lorsqu'elle a rappellé aux gilets jaunes, issus quasi exclusivement du Hainaut et de Liège, que ça fait 40 ans qu'ils votent pour les mêmes partis, elle a entièrement raison, c'est un fait. Elle a mis le doigt sur une attitude paradoxale, voire incohérente, de la part d'une partie des wallons hennuyers et liégeois. Ils se plaignent que rien ne va mais votent toujours pour les mêmes. Ils veulent du changement mais ne changent absolument pas eux-mêmes, ni dans leur attitude, ni dans leurs votes.
Elle a certes commis une erreur par rapport aux prix de l'essence qui seraient liés aux votes écolo. Mais vire-t-on une chroniqueuse pour une erreur factuelle ? Les journalistes en font. Il n'y a pas si longtemps, le JT de La Une en a également commises (sujet de la suppression d'Abu dans les Simpson). De Brigode a -t-il été viré ? Ou celui qui a monté le reportage ? Je ne crois pas et c'est normal.
Parlons-en des journalistes de La Une.
Ils sont très à gauche, leur inclinaison politique déborde dans chaque intervention, chaque interview de politiciens, et dans l'orientation des sujets récurrents des JT. Chaque jour, il y a un reportage pro-migrants ou anti-NVA, et une certaine "fraîcheur" (hostilité ?) envers le MR, deux partis au gouvernement. Et pourtant, je ne vois personne être viré pour prise de position politique. Un sondage de 2013 révélait déjà à l'époque que quasiment la moitié des journalistes franchophones votaient écolo (gauche, pro-migrants et anti-NVA). On pouvait ajouter une petite vingtaine de % pour le PS (gauche, pro-migrants, anti-NVA) et en ajoutant le cdH (maqué au PS en 2013), on arrivait à 75% de journalistes votant à gauche.
Lorsque le JT de La Une traite des explusions, quand rappelle-t-il que la Belgique est un Etat de Droit, qu'il y a des procédures et que quand il y a une décision de refus, les demandeurs d'asile ou de séjour sont en fait en séjour illégal ?
Et que dès lors, conformément à notre système légal, ils ne sont plus censés rester sur le territoire. .
C'est étonnant (ou pas), mais je ne me souviens pas d'un seul commentaire de La Une dans ce sens.
Le souci, c'est que le journalisme orienté de La Une (à gauche et hostile à certains partis au gouvernement) est bien plus pernicieux que les prises de position d'E.Praet, qui, elle au moins, n'a jamais caché ses inclinaisons et avait justement été engagée par RTL dans cette optique-là. Alors que les journalistes (et non chroniqueurs) de La Une, censés être neutres et objectifs, avancent masqués, eux. Doit-on rappeler cet email interne d'un responsable de La Une qui souhaitait que la rédaction cible le gouvernement Michel dans une série de reportages et d'articles ?
On peut en outre s'étonner de l'absence de réaction des journalistes pour défendre E.Praet et la sacro-sainte liberté
Où sont-ils cette fois-ci ? La liberté d'expression est-elle à deux vitesses ? Est-elle uniquement défendable quand les propos exprimés sont de gauche ?
Tiens, au fait, pour quel groupe média travaille l'auteur de cet article ?
Le groupe de La une / La Première...
Bèh tiens...

Unknown a dit…

Merci pour cet éclairage pertinent et nuancé. L'avant-dernier paragraphe est doublement d'actualité avec la crise que traverse en ce moment L'Avenir, où la rédaction joue elle-même le rôle de rédaction en chef pour éviter de plier sous les pressions.