31 janvier 2019

Olivier Py et l'horrible masque du pouvoir

Olivier Py est de retour à la Monnaie. Ceux qui avaient vu ses précédentes mises en scène (le Dialogue des carmélites, Lohengrin)ne seront pas dépaysés : même esthétique, même soin des décors et surtout mêmes interrogations autour de la violence du pouvoir. 

C'est l'un des messages essentiels du metteur en scène : convoquer les symboles de la dictature pour nous alerter sur le monde d'aujourd'hui. Dans La Gioconda, comme dans Lohengrin, Olivier Py et Pierre-André Weitz (qui signe décors et costumes) renvoient donc directement à l'esthétique du IIIe reich ou de l'Italie mussolinienne : chemises noires, longs imperméables de la même couleur, bottes de cuir... et même le brassard qu'on sort opportunément lorsqu'on veut marquer son autorité. Sommes-nous en train de revivre les années 1930 nous interroge, mise en scène après mise en scène, Olivier Py ? Tout l'intérêt de la Gioconda est dans cette question et dans le telescopage de trois époques : la république vénitienne du XVIIe siècle (le texte de Victor Hugo qui sert de base au livret) les années 1930 (les costumes) et notre époque contemporaine (ces immenses paquebots de croisière qui traverse la scène tous feux allumés par exemple). Et en filigrane une constante : le pouvoir, quelque soit l'époque, s'appuie sur la connaissance et la manipulation, et si les hommes d'Etat peuvent être animés de sentiments nobles, ceux qui les entourent et accomplissent les basses oeuvres sont peu souvent recommandables. Le pouvoir c'est la puissance, son utilisation la violence.

Que le personnage central de la Gioconda soit un espion qui tire bien des ficelles à l'insu du conseil résume à lui seul les dangers d'un pouvoir régalien tombé en de mauvaises mains et sur lequel le contrôle démocratique est défaillant. C'est Bernaba dans la Gioconda, Bennalla dans la France de Macron, un intermédiaire douteux dans la politique d'asile made in NVA en Belgique. Le mal avance masqué dans les plis du pouvoir. Et ce masque, hideux, est plus proche d'halloween ou des clowns terrifiants que du carnaval de Venise. Olivier Py ne manque d'ailleurs pas d'en souligner la dimension sexuelle. Hommes nus dès le premier tableau, femmes à la poitrine offerte, scènes de copulation et même viol collectif. Provocation un peu gratuite sans doute, mais petit rappel que quand les hommes de pouvoir perdent le contrôle d'eux-même ils deviennent parfois des prédateurs sans limite, et que la pulsion sexuelle est l'un des ingrédients du cocktail de l'ambition. 

Au delà du message politique on appréciera l'astuce du pédiluve (quelques centimètres d'eau pour nous transporter à Venise et jouer des reflets) un décor sombre et épuré, avec des textures qui renvoient au béton, symbole des temps modernes, une profondeur de scène inédite qui sont autant de régal pour nos mirettes. On ressort de la Monnaie décontenancé. Nos yeux et nos oreilles ont apprécié le spectacle (sans être critique musical je m’autorise juste à souligner la puissance et l’expressivité des chœurs de la Monnaie). Mais la passivité de l'époque, le renoncement des puissants et le cynisme des hommes de l'ombre surgissent,  plus clairs que jamais.

29 janvier 2019

Next Ape : quand Antoine Pierre emprunte le chemin de Portishead



Le projet commence par une carte blanche. Lorsque le théâtre Marni, dans le cadre d’un festival, propose au batteur Antoine Pierre de monter un projet original. Le jeune liégeois saisit l’occasion : troquer son costume de jazzmen pour monter un groupe aux frontières du trip hop et du rock.  Cela aurait pu être une soirée unique. Elle fut tellement enthousiasmante que c’est désormais un groupe et un premier album (il sera présenté le 13 février à Bozar, moment à ne pas rater).

Il faut dire qu’Antoine Pierre a l’art de savoir s’entourer. Et de tirer le meilleur de ses partenaires. Next Ape (le prochain singe) est donc une combinaison inattendue de deux  jazzmen belges (Antoine Pierre et le guitariste  Lorenzo Di Maio), d’une chanteuse hongroise (Veronika Harsca)  et d’un clavier luxembourgeois (Jerome Klein, explorateur inclassable qu’on a pu voir au Nancy Jazz Pulsations). Ne cherchez pas le swing ou l’influence du be-bop. La musique est délibérément carrée, le rythme définitivement binaire. L’esprit du jazz c’est aussi de marier les influences, de réinventer sa musique en y incorporant de nouveaux matériaux, en s’éloignant de l’héritage orthodoxe.  

En cinq titres Next Ape propose une synthèse de ce qui se produit de mieux sur la scène musicale des quinze dernières années. L’influence du trip hop et de Portishead en particulier  saute aux oreilles des le premier titre (Undone ) : une basse lancinante, hypnotique, la voix cristalline de Veronika Harsca qui ose les vocalises, les roulements de caisse claire. L’influence de Portishead est aussi très sensible sur le deuxième  (le  sautillant The New Three Monkeys) et le troisième titre (le très beau et planant A Robot Must) : entrée progressive des instruments, voix parlée puis chantée, basse profonde minimaliste, mise en valeur des cymbales, mais on y croise aussi des réminiscences de Susan Vega et une atmosphère que ne renierait pas Mélanie De Biasio. L’ambiance  est sombre, le climat anxieux comme un journal télévisé de 2019. Le 4ieme  morceau (Alarm Clock) est délibérément rock, et nous emmène sur les terres des Gorillaz ou Oasis, guitare saturée à souhait et tempo élevé, hit potentiel. 

À la deuxième écoute, vous trouverez  bien des traces de jazz (des vocalises, des changements de rythmes, des harmoniques), mais c’est bien un album pop-rock que les 4 musiciens proposent ici. Au petit jeu des filiations on  pense encore  à Hooverphonic, à Massive Attack, et on se dit que les 5 titres (A Robot Must est proposé en deux versions ) pourraient bien rencontrer un succès comparable. L’enjeu est donc d’importance. 


Si on ose une comparaison Next Ape pourrait être à Antoine Pierre ce que Stuff est à Lander Gyselinck. Les deux batteurs belges, l’un francophone et l’autre flamand, excellents rythmiciens et compositeurs tous les deux, se sont affirmés comme les espoirs de la jeune scène jazz belge. Antoine Pierre a acquis sa notoriété par des collaborations avec Philippe Catherine ou Tom Barman. Lander Gyselinck a conquis les puristes avec le LAB trio. Mais le jeune flamand a une longueur d’avance sur les dance floor, avec Stuff, une musique dansante mais intelligente qui séduit bien au delà des habitués des clubs de jazz. Next Ape pourrait connaître le même destin. Antoine Pierre pourrait avoir en 2019 un pied dans la programmation de Musique 3 et l’autre dans celle de Pure FM. C’est tout le mal qu’on lui souhaite. Et nous, on écoutera les deux. 

26 janvier 2019

Urbex, l’émotion a/à son rythme 

Le coup de foudre n’est pas toujours automatique. Ni réciproque. Mais parfois cela vaut la peine de persévérer. En amour comme en musique.

À là première écoute  de « sketchs of nowhere » l’album du collectif Urbex j’avoue que j’étais resté dubitatif. Est-ce que tout cela n’est pas un peu compliqué ? Certes il y a des combinaisons de rythmes intéressantes mais ces compositions sophistiquées ne font-elles pas plus plaisir aux musiciens qui les jouent qu’au public qui les écoute ? L’interrogation était d’autant plus légitime qu’Antoine Pierre est à l’évidence un batteur à suivre, que ses concerts sont convaincants, qu’il est ici magnifiquement entouré, et qu’un premier concert d’Urbex, avant l’album, nous avait complément scotché.


En amour comme en musique il faut donc ne pas se figer sur une première impression. Réécouter l’album. Et surtout, puidqu’on parle de Jazz, aller voir les artistes en concert. C’est dans une salle, pas trop grande de préférence, qu’on ressentira le mieux l’énergie et la sensibilité de la musique. Au contact visuel des musiciens qu’on devenira leur plaisir ou leur souffrance, leur engagement ou leur sacerdoce.

J’ai donc vu Urbex à trois reprises pour comprendre ce qu’on pourrait essayer d’en écrire. À Liège et à Bozar dans une formule proche de l’album, assez étoffée donc, avec Toine Thys et Ben Van Gelder aux saxophones et Frédéric Malenpré aux percussions. Au centre Senghor (Etterbeek) dans une formule plus réduite mais avec le flûtiste Magic Malik.
J’ai donc vu trois concerts très  différents et j’y ai éprouvé un plaisir grandissant. Je ne sais pas dire si c’est mon oreille qui se forme ou si la musique évolue dans une direction qui me plait davantage. Les compositions d’Antoine Pierre sont comme un assemblage de strates complexes et extrêmement travaillées. La basse de Félix Zurstrassen, discrète mais solide, plante un rythme lancinant. Il y a de la transe techno dans cette pulsation sur laquelle le batteur pose ses ornementations. Un solo d’Antoine Pierre est toujours un moment fort. Le guitariste Bert Cools appose des couches d’harmonie et d’effets, comme  un coloriste avec de grands aplats de couleur, c’est doux, parfois très contemporain, parfois avec un parfum des annnees 70. Braam De Looze agit dans le même registre, même si on regrette que ce pianiste si subtil ne soit pas toujours suffisamment audible dans une aussi grande formation.

Au troisième étage de l’exploration urbaine les souffleurs. Tous talentueux. Steven Delannoye ou Toine Thys parfaitement  à l’aise. Jean-Paul Estievenart aussi. Si Antoine Pierre est le moteur d’Urbex, le trompettiste en est le supplément d’âme. Omniprésent, il pose les thèmes et déroule des improvisations époustouflantes.
Ajoutez des invités capables de sortir des solos d’exception. Frederic Malempré et son univers de rythmes et de bruitages (ha, la bassine d’eau). Magic Malik le flûtiste  ( de son vrai nom Malik Mezzadri, ancien membre du groupe de reggae Human Spirit ensuite converti au jazz) qui alterne flûte et chant et une technique mixte, le growl, qui consiste à chanter ou parler dans sa flûte. Au Senghor l’apport de l’invité magnifiait encore les créations d’Urbex. Un clin d’œil au Miles Davis période électrique, avec la furie du rythme et de la révolte,  et  quelques perles de douceurs  (« aux contemplatifs » par exemple, un des plus beaux thèmes de l’album) on sent que la palette est étendue. Suffisamment  pour qu’on attende avec envie, le prochain tableau, riche de de ce que l’on a déjà entendu et sans savoir à l’avance ce que l’on va découvrir. Il ne faut pas forcément partir d’un coup de foudre pour que le désir soit durable. 

24 janvier 2019

Aka Moon, l’enthousiasme intact


On les avait quitté fin 2017, début 2018. Aka Moon était alors en pleine célébration : 25 ans de carrière, un coffret souvenir, un nouvel album, un anniversaire qui s’offrait la tournée des grands ducs (du Festival Jazz à Liège à Bozar en passant par une double soirée à  la Jazz Station) avec le soutien indéfectible du public et  l’admiration de la critique. Un an plus tard nous retrouvons Aka Moon sur la scène du Marni. Même  sans anniversaire, la musique d’Aka Moon a  le goût du champagne. L’explosion du bouchon pour vous réveiller, la fraîcheur pour vous désaltérer, la finesse des bulles pour titiller vos neurones, une  musique  festive, intelligente, distinguée. 

Au centre Michel Hatzigeorgiou, le bassiste. L’homme se penche sur sa basse, l’épouse, tourne autour. La danse est sensuelle, le visage expressif. La pulsation est constante. Vélocité, rythme et puissance. Dans ses moments de grâce, et ce concert au Marni en était un, Hatzigeorgiou tutoie Jaco Pastorius. Mieux, c’est un guitare hero façon Hendrickx qui oublie qu’il n’a que 4 cordes et pas 6 et aurait emprunté l’ampli de Motorhead. De la grosse basse qui tache et ne déteste pas un peu de distortion, mais aussi des accords et des harmoniques. À lui seul Michel Hatzigeorgiou place déjà Aka Moon dans son registre : celui d’un jazz fusion, qui a assimilé depuis longtemps l’efficacité funk et l’énergie du rock, pour y greffer des influences plus subtiles. L’Afrique (Aka Moon tire son nom d’un voyage à la rencontre de la culture pygmée) bien sûr, mais aussi l’Inde, l’Europe centrale, les Caraïbes... D’un mouvement de tête Hatzigeorgiou indique à ses partenaires la reprise du thème ou un changement de tempo. Son engagement est total, jusqu’à s’écorcher des   doigts qu’on imagine pourtant endurants.  Quand le bassiste  assure des fondations aussi hautes, ses partenaires ne peuvent qu’ériger des cathédrales. 

 À droite Stephane Galland excellent dans la juxtaposition des rythmes. Ralentissements et accélérations épousent les traits du bassiste. Le tempo est déstructuré pour être mieux repris. On reste avec ses baguettes en suspend, souffle coupé, avant de retomber sur le temps. Frissons garantis. On a déjà écrit de ce batteur qu’il en valait deux. Sa rapidité nous le confirme à chaque audition. 

À gauche le sax de  Fabrizio Cassol. Aérien, lyrique, chantant, au son parfait. À l’énergie de ses compagnons il ajoute la créativité et la mélodie. Au champagne ajoutez du caviar. Et notez les sourires sur les visages. Ces trois là restent heureux de jouer ensemble. Ça se voit, ça s’entend. Aka Moon est en route vers ses 30 ans. N’attendez pas les anniversaires, ce serait gâcher.

16 janvier 2019

Benoit Lutgen et le départ inévitable

Solitaire et secret, il sera resté imprévisible jusqu’au bout. Avec une opération de com rondement menée (la une de presque tous les quotidiens -sauf l’Echo - et des interviews dans le Soir, la Libre, l’Avenir, un passage sur la Première, bref un strike, surtout quand l’embargo n’est rompu qu’à 23 heures, une performance) Benoit Lutgen aura donc surpris les commentateurs. Pas sur le fond : son départ de la présidence était inscrit dans les astres, l’hypothèse avait déjà été évoquée à plusieurs reprises. Mais on l’attendait plus tôt (dans la foulée des communales) ou plus tard (après les prochaines élections). Le nom du successeur le plus probable, Maxime Prévôt, était connu depuis longtemps. A vrai dire le CDH n’a pas beaucoup de choix. Catherine Fonck ou Celine Fremault manquent d’assises, André Antoine , Benoit Cerexhe, René Colin et même Carlo Di Antoine n’incarnent pas l’avenir. Bref, tant que Melchior Wathelet ne tenterait pas un come back en politique l’affaire était entendue. Prévôt est le seul à appartenir à la bonne génération et à avoir démontrer la capacité de gestion, la surface électorale et la solidité médiatique nécessaires à la fonction. 

 Reste donc le choix du moment. Un coup de tête impulsif comme Benoît Lutgen les affectionne railleront ses détracteurs. Il y a un peu de cela : depuis son accession à la présidence Benoit Lutgen pratique volontiers l’art du contre-pied, et n’informe qu’un entourage très restreint. Le président consulte un peu, rumine beaucoup et surprend toujours. Mais croire que ce départ est irréfléchi serait une erreur. Il est, au contraire, la conséquence logique des actes posés par le président partant.

 Comme toujours en politique les jugements manichéens n’offrent qu’une vue partielle. Benoit Lutgen avait pour objectif, atteint, de changer l’image d’un CDH au centre gauche, devenu un parti urbain et ouvert à la diversité, pour le repositionner plus près de l’électorat wallon et rural. Il en a payé le prix en terme électoral (les sondages ne sont pas bons, surtout à Bruxelles, et si le parti s’est maintenu dans certaines bourgades wallonnes, son déclin est loin d’être enrayé) et surtout en terme d’image personnelle. Car c’est bien de cela dont il s’agit. La difficulté de la famille centriste (on disait social-chretienne il y a 15 ans encore) à retrouver une position originale et solide dans l’offre politique contemporaine pèse lourdement sur le sort peu enviable de ses premiers de cordée.

 La présidence de Benoit Lutgen pourrait se résumer en deux séquences particulièrement fortes. La première en 2014, alors que les négociations régionales ont permis au CDH de monter dans les exécutifs régionaux, le président du CDH ne veut pas entendre parler d’une coalition avec la NVA au fédéral. L’affrontement avec Charles Michel se fera sur les plateaux de télévision. Benoit Lutgen y apparaît déterminé, ses attaques sont frontales, viriles. Question de principe martèle-t-il, genre la NVA c’est le démantèlement de la Belgique, ils ne passeront pas par moi. Seconde séquence forte, en 2017. Le président du CDH voit que son parti n’en finit pas de s’abîmer dans l’exercice du pouvoir. Il déclare le PS indigne et décide de changer de partenaire. Brusquement, et apparement sans sommation. Une trahison pour les socialistes et une aubaine pour les libéraux. 

 Il faudra attendre les prochaines élections pour tirer le bilan comptable de la présidence Lutgen. Sur le plan de l’image si l’essentiel était de se « descotcher » du PS, le sparadrap n’existe plus, les compteurs ont été remis à zéro, la présidence est un succès. S’il s’agissait de se mettre en position de continuer à peser sur le cour des choses en participant aux majorités à venir, on peut en douter. En se brouillant avec Charles Michel pour mieux se jeter dans les bras de son parti par la suite, en déclarant la NVA infréquentable en début de législature pour finalement se fâcher avec le PS ensuite (même si ce n’est pas le même niveau de pouvoir), Benoît Lutgen s’était personnellement mis dans une situation intenable. Humainement compliquée et illisible pour le grand public. Négocier avec un nationaliste flamand ou un socialiste francophone après les prochaines élections ne lui aurait pas été aisément possible. Maxime Prévôt, au caractère plus rond et aux déclarations plus prudentes pourra faire l’un et l’autre. La cohérence entre ces deux séquences fortes me direz-vous ? Benoit Lutgen a soldé l’héritage de Joëlle Milquet. C’est ce que lui demandait le bureau du CDH. Au final son retrait est moins à contretemps qu’il n’y parait. La chute de la majorité suédoise et le positionnement clairement populiste et flamand de la NVA ont ouvert une nouvelle séquence. Il faut redéfinir stratégies et positions. C’est vrai pour tous les états-majors, pas seulement au CDH. Avec une barbe de trois jours et une expression moins fluide qu’à l’accoutumée l’homme a déjà tourné la page. Pas par caprice. Mais parce qu’il lui était difficile d’aller plus loin.

15 janvier 2019

Eric Legnini, le pianiste aux baskets rouges remet du jazz dans son groove

C'est un retour à la maison. Comme si on déposait ses valises sur le seuil, après un long voyage. Les pérégrinations d’Eric Legnini ne l'ont pas emmené bien loin. Du jazz il était passé au groove, du groove au funk. Ses deux précédents albums, The Vox (récompensé aux victoires de la musique) et Waxx Up empruntaient ces chemins, comme des pérégrinations, des détours, des respirations, ou mieux, un voyage initiatique où l’on change de continent pour enrichir sa propre culture et renouveler son point de vue sur le monde. Eric Legnini est de retour au jazz. Oubliés les voix planantes (celles de Yaël Naim ou Mathieu Boogaert, Michèle Willis figuraient, par exemple sur ses derniers enregistrements ), les rythmes syncopés, la batterie, les cuivres. Le pianiste liégeois aspire à plus de dépouillement. Son piano, un guitariste, un contrebassiste, point. Le concert qu’il a donné au théâtre Marni dans le cadre du River Jazz Festival annonce donc une nouvelle direction. Parti de Liège (pardon, de Huy précisent  les puristes), monté à Paris, passé par New-York, redescendu à Bruxelles pour être prof au conservatoire. Comme pour chaque voyage on ne sait pas si le retour à la maison Jazz est définitif ou juste une escale. D’ailleurs n’allez pas croire qu’Eric Legnini revient pour reproduire la musique des autres. Le garçon a bien joué avec Toots Thielemans, Éric Lelann ou les frères Belmondo, il pourrait. Mais non. Pas de standards, mais un ou deux titres anciens de son propre répertoire, et des nouvelles partitions. C’est jazz dans la forme mais groove, plus que swing, dans la pulsation. On sent l’influence de la soul, mais aussi de la bossa. Les arpèges Legniniens coulent comme une cascade ininterrompue, de boucle répétitive en boucle répétitive. Un peu comme si Erikha Badu rencontrait Jobim avec la complicité de Philip Glass. Le style est décontracté, très belge (ha, ces baskets rouges, qu’on oserait pas porter dans un chic club parisien mais que nos jazzmen de Toine Thys à Legnini adorent) les prises de parole limitées au minimum (tant mieux, on est là pour la musique). Le tempo est enlevé (parfois un poil trop, comme sur ce blues qui frôle l’excès de vitesse) les impros bien cadrées, et les partenaires (Thomas Brammerie à la contrebasse et Ricky Grasset à la guitare) se montrent à la hauteur. Eric Legnini annonce qu’il y aura peut être un album à l’automne prochain. Peut-être ? A l’automne seulement ? On savoure notre chance d’avoir entendu cette prestation. Et on prie les maisons de disque de se hâter.