18 septembre 2016

Pourquoi Facebook et sa "bulle cognitive" nuisent au débat démocratique

Il est devenu le premier moyen d'information.  Facebook c'est aujourd'hui 1,7 milliards d'utilisateurs dans le monde. Une audience considérable, supérieure à celle de la finale d'une coupe de monde de football (un milliard de téléspectateurs dans le monde en 2014) , d'un grand prix de l'Eurovision (200 millions) ou du superbowl américain (160 millions).  Une influence qui ravale les sites du Daily Mail et du New York Times (les journaux les le plus lus au monde) et leurs 45 millions de visiteurs uniques mensuels au rang d'aimable plaisanterie. 

Le réseau social fait mieux (ou pire) qu' écraser la presse : il la remplace. Pour beaucoup de jeunes et moins jeunes Facebook et les réseaux sociaux sont  un moyen intuitif, pluraliste,  gratuit et légitime de s'informer. On ne contestera pas la puissance de l'outil. Dans leur principe  les réseaux sociaux mettent à ma disposition de manière instantanée l'intégralité ou presque des journaux en ligne. Un courrier international décuplé où je fais moi-même mon marché. Dans leur pratique les réseaux sociaux ne nous permettent  pourtant d'accéder qu'à une microscopique partie de cette gigantesque bibliothèque. Pire, ils ne portent à ma connaissance que ce qui ressemble au contenu que j'ai déjà apprécié. Les algorithmes qui décident quoi nous montrer sont responsables d'un appauvrissement sans précédent de l'information, et du coup de notre capacité à débattre collectivement de ce qui fait l'actualité. 

Ce phénomène, la "bulle cognitive" comme l'appellent les chercheurs, nous l'expérimentons empiriquement à chaque connection. Facebook nous propose un contenu "adapté" à notre profil. Son algorithme (baptisé Edgerank) cumule un nombre considérable de paramètres. Certains sont "fixes" (vos age, sexe, geolocalisation, ce que le réseau sait de votre profession par exemple). D'autres sont dynamiques . Ils mêlent l'affinité (je vois ce que mes "amis" publient ou recommandent) , l'interaction (quand un contenu obtient des Like, commentaires ou partages il est mis en avant ) le type de Media (image, vidéo, statut personnel sont plus valorisés que le simple lien pointant vers un article ) et l'actualité (apres quelques jours un "post" est renvoyé aux poubelles de l'histoire en ligne). En d'autres termes vous n'avez aucune chance de tomber sur un article publié par quelqu'un que vous ne connaissez pas, qu'aucun de vos amis n'aura aimé avant vous et qui a été publié il y a déjà une semaine. Parce qu'il ne vous montre que du contenu qui ressemble à ce que vous avez déjà apprécié Facebook vous conforte dans vos opinions. Le réseau social renforce vos convictions et vous coupe de ceux qui pensent différemment. La bulle cognitive vous enferme en vous donnant l'illusion de vous informer. Google, qui possède un algorithme tout aussi puissant, procède de la même manière. Faites l'expérience : lancez une recherche sur un phénomène politique. Demandez à votre voisin de faire au départ de son ordinateur  la même recherche avec les mêmes termes : vous n'obtiendrez pas les mêmes résultats. Google, Facebook, snapchat ou les autres privilégieront les journaux, blogs et sites que vous consultez régulièrement, les auteurs que vous appréciez, etc. 

C'est grave docteur ? Oui c'est grave si Facebook devient notre unique moyen de nous informer. On m'objectera qu'être abonné à un journal ou regarder la grand messe du JT ne permet pas davantage de pluralisme. Peut-être mais il y a une difference de taille : l'échelle. Dans un quotidien vous pouvez compter une moyenne de 3 articles par page (un peu moins pour les grandes enquêtes, beaucoup plus s'il y a une colonne de breves) et une bonne quarantaine de pages. En feuilletant le journal vous êtes en contact avec au moins une centaine d'articles. Un journal télévisé vous propose une quinzaine de reportages. Je ne sais pas vous, mais moi Facebook me propose royalement 5 ou 6 sujets de fond.  Même si l'élection présidentielle russe lui semble sans intérêt, le lecteur d'un quotidien ou le téléspectateur du JT finiront par en entendre parler. Celui qui ne s'informe que par Facebook passera à  côté. Depuis sa naissance la presse conjugue deux impératifs : porter des informations utiles à la connaissance du lecteur, et être suffisament attrayante pour que ce lecteur la rémunère. Les journaux parlent au citoyen et au client. Les réseaux sociaux ne connaissent que le consommateur. 

On rappellera que sur les réseaux sociaux le vrai et le faux ne sont pas hiérarchisés. Si c'est faux mais que cela fait réagir, cela sera plus visible que le vrai. La propagation de la rumeur et la manipulation sont donc favorisées. Les raisonnements rigoureux et les chiffres objectifs sont renvoyés vers des bibliothèques d'un autre âge. Facebook favorise le partage des émotions, pas des arguments. 
Surtout, et c'est là ce qui me semble le plus grave, Facebook segmente l'information. Ne me présentant que ce qui me fait réagir, encourageant mes obsessions, valorisant mes amis et faisant disparaître ceux qui ne pensent pas comme moi, individualise mon rapport à l'actualité. Le journal télévisé, avec toutes ses imperfections, offrait une base commune sur laquelle nous pouvions deviser. Ce qui était passé au JT etait connu du plus grand nombre. On pouvait le considérer comme le point de départ de la discussion. Ce point de départ à la discussion démocratique a disparu. En segmentant à outrance l'information Facebook atomise le débat. Ce n'est pas qu'une question cruciale pour les organes de presse, condamnés à se réinventer. C'est aussi la fin de la  politique dans un espace commun et partage, qui entraînera un bouleversement  majeur de l'exercice de la citoyenneté. Déjà les politiques délaissent les grands messes au profit des communications individuelles. Moins de discours universels, plus de promesses individuelles (et moins de risques d'être confronté à un journaliste contradicteur). 
Les autoroutes de l'information  nous font cheminer sur de petites routes de campagne où nous ne croisons jamais que nos propres pensées. 

J'écris cet article apres la participation à ce débat : 

http://www.rtbf.be/auvio/detail_les-decodeurs-rtbf?id=2142439