08 décembre 2015

Presse et populisme, entre cousinage et collusion

Les succès électoraux de l'extrême droite sont-ils imputables à un traitement de faveur de la presse ? S'il n'y a pas de traitement de faveur, la mise à l'agenda de thèmes sécuritaires  profite-t-elle aux partis les plus actifs sur le sujet ? Ces questions la presse française se les posaient déjà en 2002. Une génération de journalistes et d'électeurs plus tard, nous voici en 2015 avec les mêmes  interrogations. 

En 25 ans de carrière, la couverture d'un dizaine de campagnes électorales en Belgique mais aussi en France (j'étais notamment envoyé spécial pour  la présidentielle de 2002), ayant  occupé des postes à responsabilité dans plusieurs rédactions, il est évident que ces questions ne me laissent pas indifférent. Je m'en voudrais de ne pas communiquer mes réflexions sur le sujet. 

1. L'extrême droite adore la télévision 


"Le message c'est le médium". L'expression  de Mc Luhan  est bien connue, à chaque époque ses médias, ses codes de communication, ses lieux de débat. Depuis les années 1970 nous vivons dans un paysage médiatique dominé par la télévision. Cela ne veut pas dire que les autres médias (radio, presse) ou autres formes de communication politique (meeting, porte à porte, affichage) ont disparu, mais la télévision est devenue le canal qui touche le plus grand nombre, celui où se déroule l'essentiel du débat, celui qui "écrit" le cœur du  récit politique auquel les autres forums vont se référer. Cette télévision, qui associe le son (porteur de sens) et l'image (porteuse d'émotion ) permet de populariser des visages et de faire passer des messages, à condition que ceux-ci restent suffisamment simples pour être exprimés clairement en quelques phrases. Les idées fortes, celles que l'ont peut exprimer en 15 secondes sont faites pour la télévision. Les positions nuancées, qui ne sont accessibles qu'après l'exposition d'un préambule, ou en faisant référence à un contexte qu'il faut résumer passent nettement moins bien. L'extrême droite, avec ses positions tranchées,  part avec une longueur d'avance. L'effet est encore décuplé avec les emissions en direct. Avec une phrase slogan je fais passer une idée. Qu'elle soit basée sur un mensonge, un raisonnement tronqué ou des chiffres fallacieux ne sera pas deceler par le téléspectateur. Démonter ce slogan en direct exige une connaissance encyclopédique, un sens de l'analyse, une capacité de réflexe et une habileté pédagogique qui sont impossibles à réunir sur le champ (seuls quelques confrères tres sûrs de leur talent  osent soutenir le contraire). 

2. La  télévision adore les tribuns 

C'est l'effet retour de ce que je viens d'expliquer. Pour faire un bon programme de télévision il faut du rythme, des positions tranchées, des visages connus. Le tribun part avec une longueur d'avance sur le spécialiste. En débat la grande gueule écrase l'expert. Les parlementaires que vous verrez en télévision sont ceux qui sont considérés comme "sexy" par les professionnels de la communication : on leur demande de bien s'exprimer, pas de connaître le dossier dans ses moindres recoins. S'ils sont capables de l'un ou l'autre effet oratoire et de suffisamment de malice pour mettre les concurrents en péril c'est encore mieux.  Le débat TV et l'honnêteté intellectuelle ne vont  pas  toujours ensemble. 


3. La frontière  entre populaire et populiste se franchit facilement 

C'est l'objectif de tout Media d'être vu/lu/écouté par le plus grand nombre. Bien sûr tout le monde ne vise pas le même public, chacun défend une politique éditoriale spécifique, et on ne sacrifie pas tout au  désir d'audience. Malgré tout les médias cherchent à attirer, séduire, conquérir, fidéliser. Il faut faire "populaire" dans la cible concernée. Plus le Media vise large plus la pression sera grande, plus la tentation de flatter les bas instincts est présente. Les médias ne sont pas toujours  imaginatifs ou courageux. Les gros titres  sur la sécurité, les francs maçons, le salaire des cadres fonctionnent ? Revoici des gros titres  sur la sécurité, les francs maçons et le salaire des cadres. Ce qui touche à la crainte , à la jalousie, au danger domine. Ajoutez une mention "exclusif" ou une notion de révélation ( "la vérité sur ") pour faire comprendre à votre lecteur  que "les autres" lui  mentent, et vous améliorez encore vos ventes. Le climat général de la presse populaire est  naturellement anxiogène : ce qui se passe bien ne fait jamais vendre.  Il n'y a pas de malice dans cette logique de marché. Juste une collusion entre les intérêts de la presse populaire et ceux des partis populistes. 

4. La presse n'aime pas le pouvoir. L'extrême droite non plus (tant qu'elle ne l'a pas) 

C'est le rôle des journalistes  d'être critiques avec les institutions et ceux qui les dirigent. Cette défiance est une des raisons d'être du quatrième pouvoir, un contrepoids indispensable au bon fonctionnement des démocraties. Encore faut-il que cette mission s'exerce avec discernement. Trop souvent les journalistes confondent le droit à la critique et leur devoir de porter la plume dans la plaie  avec une posture ouvertement populiste. On dézingue à tout va, on raille, on ridiculise. Défiance à tous les étages, de préférence vis à vis du politique, mais aussi vis de la police ou de la justice dont on critique les décisions sans retenue. Tout ce qui vient des autorités est forcément mauvais. On exhalte le culte de l'individu face aux institutions. Il faut toujours moins d' État, moins d'impôts, moins de radars... Cette posture à priori , qu'on réussit  à faire passer pour une mission déontologique et dont on gomme la forte connotation idéologique, est présente dans de très nombreuses rédactions. Cette  lecture populiste du monde détruit la confiance et la concorde. La presse qui l'impose comme  grille de lecture  favorise la montée d'une culture populiste... Les plus lucides et les plus cyniques de mes confrères l'assument ouvertement, éventuellement avec un haussement d'épaules. 


5. Le cas particulier de la sécurité

En 2002 comme en 2015 la sécurité fut un enjeu central du débat dans la dernière ligne droite du débat électoral. On a souvent dit que le passage à tabac d'un grand père qui fit l'ouverture des JT en 2002 avait boosté le score de Jean-Marie Le Pen. En 2015 les attentats de Paris ont, tres logiquement, monopolisé les journalistes et le débat. Disons-le clairement : si en 2002 on peut s'interroger sur la pertinence à mettre une  information relativement mineure à la une, il n'y a aucun discussion à avoir en 2015. Éditions spéciales et couverture exhaustive des événements sont parfaitement justifiées. La presse ne devait en aucun cas s'autocensurer. Les faits sont là, ils sont graves, il faut les traiter à la hauteur de cette gravité, ce qui implique de la surface rédactionnelle, de l'empathie pour les victimes, une dose d'émotion et un peu de retenue. 

Au delà de ce cas particulier, la couverture des questions de sécurité concentre tous les éléments énoncés ci-dessus. Quand on évoque cette thématique les médias (télévision et presse populaire en particulier) recourent à une expression simple, qui préfère l'émotion à l'analyse et  gomme imperceptiblement les nuances. La presse met en avant des figures archétypales :  bourreaux contre victimes, et notre compassion va tres naturellement aux secondes. Une fois les faits exposés et l'émotion passée le discours réclamera invariablement plus de sécurité. L'enquête de presse  s'attachera à dénoncer les failles du système de sécurité  (c'est légitime), elle aura plus de mal à cerner  les causes profondes du mal  (c'est trop complexe, trop lointain, trop incertain). Haro sur les autorités qui nous sont proches. Le cercle infernal où presse populaire et discours populiste avancent en parallèle est déjà  lancé. 

6. Complicité, victimisation, intimidation  

Même si la presse et l'extrême droite développent des discours compatibles, chacun obéit à son propre agenda. Fort heureusement une grande majorité de journalistes n'adhère pas à l'idéologie d'extrême droite. Cette indépendance se traduit à intervalles réguliers par une prise de distance aussi volontairement visible que maladroite. Question de remords sans doute. Le journaliste fait alors part de ses valeurs, dénonce ou appelle à combattre. Il quitte la relation des faits pour s'imposer prescripteur d'opinion. Ses interviews se font beaucoup plus frontales qu'à l'accoutumée. C'est souvent contre productif. Parce que l'électeur/lecteur n'aime pas qu'on l'infantilise. Parce qu'on ne peut pas aboyer avec les loups toute l'année et se retourner contre eux une fois l'élection en vue. Parce que l'extrême droite dénonce  alors, légitimement, un traitement inéquitable. Pourquoi les journalistes quittent-ils leur réserve uniquement contre certaines formations ? L'argument alimente les théories du complot et facilite le discours de victimisation. L'élite confisque le pouvoir, les journalistes sont les complices de l'élite, l'extrême droite rendra le pouvoir au peuple. La presse qui alimente le populisme doit en prendre conscience : quand le populisme qu'elle porte arrivera à ses fins, il ne saura tolérer que la presse conserve un rôle critique et se retournera contre elle. Méfiance et agressivité vis à vis des journalistes sont déjà bien présents lors des interviews : les élus d'extrême droite ne ménagent leurs interlocuteurs que quand ils en ont besoin. Une fois forts ils n'hésitent pas à intimider l'autre pour imposer leur discours, ou à prendre l'opinion à témoin pour dénoncer  un journalisme parasite et partisan. 


7. Le leader en position de force et la liberté relative de la presse 

C'est une caractéristique des grands  mouvements populistes : ils se construisent autour d'une personnalité forte et charismatique. Plus le mouvement a de l'influence, plus la parole de ce leader sera prisée des journalistes. Dans ce type d'organisation c'est la figure centrale qui s'exprime. Parfois quelques lieutenants relaient la bonne parole, mais le nombre d'orateurs reste limité. A la différence des partis traditionnels où le moindre député acceptera toujours une demande d'interview, le mouvement populiste concentre la communication sur quelques individus. Il organise une raréfaction de la prise de parole et   instaure  du coup un rapport de force défavorable à la presse. Si seul le/la président(e) de parti s'exprime c'est forcément cette personne là que les médias s'arrachent. Sûr de son pouvoir d'attraction, fort du poids de sa parole, conscient de son attractivité, le leader populiste impose ses conditions aux médias. Il choisit ses fenêtres d'intervention, sélectionne les titres, impose les thèmes, discute des  journalistes qui l'interviewe ou des contradicteurs qui lui seront opposés. Les médias plieront  plus ou moins en fonction de la concurrence et de la solidité de leur colonne vertébrale. Certes, ce rapport de force entre puissance invitante (le Media) et puissance invitée existe dans tous les domaines (c'est vrai aussi pour le sport et la culture) mais comme le leader populiste est un tribun "il faut " l'avoir. Et comme il n'existe personne d'autre qui pourrait avoir une parole comparable dans son parti c'est du velours. Dans un parti démocratique vous trouverez toujours un vice président , un ministre, un chef de groupe prêt à s'exprimer. Question de concurrence entre élus. Quand le pouvoir du chef est absolu cette concurrence n'existe plus, le Media qui ne plie pas passe à côté de l'interview. France 2 l'a expérimenté à ses dépends en 2015. 

8. La presse joue sa survie 

La presse est débordée par les réseaux sociaux. Plus directs, plus réactifs, plus participatifs, ils proposent une communication en étoile alors que le Media traditionnel est pyramidal (on communique du haut vers le bas de la pyramide). Comme le médium est le message les codes ont changé. Ceux qui prennent la parole sur les réseaux sont les plus militants. Le débat se fait plus agressif, l'exigence de vérité, la simple bonne foi ont tendance à disparaître. Pour ne pas être décrochés les médias durcissent leur ligne éditoriale : il faut trancher pour être visible. Ajoutons une banalisation de la parole raciste qui s'exprime sans complexe sur la toile, une propagation des articles qui échappe à leurs auteurs, vous comprenez que l'impact est considérable. Le passage au 2.0 bouscule la presse et les journalistes. Si la télévision reste le Media dominant pour une grande partie de la population, le débat se déroule désormais sur les réseaux pour l'électorat le plus jeune. Cela vaudra la peine d'y revenir dans un prochain billet. 

9. En Belgique aussi 

Ce que je viens de décrire ne s'appliquerait qu'à la France ? Détrompez-vous. Feuilletez  les journaux, quotidiens ou hebdomadaires. Jetez un œil aux titres, comparez les premières pages. Idem pour les journaux télévisés. Populisme, discours sécuritaire, anti-politisme sont bien présents. Pas toujours. Parfois. Chez certains plus que d'autres. Mais la petite musique résonne, en bruit de fond. Demandez-vous s'il est légitime d'inviter aussi souvent des micros-partis, des parlementaires, des polémistes ou des experts tres actifs sur le seul thème de la sécurité. 
Observez l'appétit des journalistes pour obtenir la parole des tribuns. 
Concentrez-vous sur   la NVA,  comment elle verrouille  sa communication autour de quelques personnalités fortes :  Bart De Wever, Jan Jambon, Theo Francken, Sigfried Bracke. Vous avez déjà entendu un autre parlementaire ? Notez comment ce parti organise ses prises de paroles  en choisissant médias et  journalistes ... Presque toujours les mêmes, et rarement  les plus critiques. Écoutez ces élus  parler des journalistes, les prendre à parti, dire qu'il faut s'en méfier, les opposer au peuple qui, lui, a forcément toujours raison. Vous arriverez sans doute à la conclusion que le populisme n'est pas une exclusivité française et que les méthodes du Front National sont appliquées par d'autres. 

28 novembre 2015

Au Théâtre, une télé-réalité du chômage

C'est une dénonciation du chômage. Plus exactement la dénonciation d'un système économique qui prospère en séparant les individus en deux groupes : travailleurs d'un côté, chômeurs de l'autre. Pour les premiers l'obligation de travailler toujours plus (mais sans gagner davantage). Pour les seconds la perte de droits sociaux élémentaires comme le droit au logement ou au  divertissement. Pour que le système fonctionne il faut que le premier groupe craigne de perdre ses privilèges, et accepte donc, de travailler toujours plus. 

Pour le dénoncer mieux vaut compter sur le théâtre que sur la télévision. Après le succès de "La vie c'est comme un arbre", qui traitait de l'immigration et du déracinement, la  compagnie des voyageurs sans bagage s'attaque à un gros morceau. Raconter le chômage, la relégation, la perte d'estime de soi, l'impuissance des individus face aux décisions de leur direction et l'impossibilité de retrouver un emploi. Pour que cela reste ludique les auteurs se sont autorisés un petit décalage : nous sommes en 2045, la journée de travail est de 15 heures et la retraite à 85 ans. C'est pourtant bien, derrière l'outrance, la situation d'hommes et de femmes  que nous côtoyons aujourd'hui quotidiennement qui se joue sur scène. Le thème est lourd  de conséquence, il y a du sévère derrière la gaudriole, et la démonstration est un peu moins aérienne que dans La vie s'est comme un arbre, qu'on avait trouvé touchée par la grâce (mais le propre de ce genre de pièce est de gagner en efficacité au fur et à mesure que les représentations avancent). 

Au cœur du système économique  Fionn Perry, Mohamed Allouchi et Rachid Hirchi (les auteurs) ont placé la télévision et son utilisation par le  pouvoir politique. On suit donc un présentateur de télé-réalité qui a dû essuyer quelques orages dans sa vie, un acteur de série B devenu président, un coach qui alterne la méditation, la séduction et le caporalisme avec une belle énergie. On reconnaît la musique de fort Boyard et de questions pour un champion et on compatit aux tribulations de nos trois chômeurs, condamnés à la déportation sociale depuis que leur entreprise a été délocalisée en Roumanie. Le rythme est enlevé, y a des chorégraphies amusantes, une série de bonnes répliques (et quelques vannes un peu vulgaires pour dire la vérité), des clins d'œil assez réussis à l'actualité (la chemise d'un directeur déchirée, ou un teeshirt "je suis chômeur" en lettres blanches sur fond noir). L'humour n'est pas gratuit, si on devait cataloguer la pièce on inventerait une nouvelle catégorie , genre vaudeville politico-social.  


En 2045 la perte d'un emploi s'apparente à un cataclysme. En décembre 2015 la troupe de Showmeur Island a dû affronter l'alerte terroriste. Se retrouver du jour au lendemain devant 50 personnes quand près de 200 avaient réservé. Un drame pour les premières semaines qui servent à lancer un spectacle, et qui permettent aux programmateurs des autres salles de se faire une idée. Ce n'est pas la pièce qui est en cause mais l'atmosphère de couvre-feu imposée sur Bruxelles pendant près d'une semaine. Difficile d'aller au théâtre quand on croise des véhicules blindés à tous les carrefours. Le raz-de-marée de l'angoisse a submergé théâtres et salles de concerts. Pour que Showmeur Island (l'île de l'exploitation ) émerge des flots , la troupe a désormais besoin d'un bouche à oreille convaincu. On l'encourage.Ce samedi, quand je l'ai vu, c'était à nouveau sold out. Et on suggère déjà aux auteurs, qu'on voit doués pour croquer la réalité contemporaine, de s'intéresser pour leur prochain spectacle,  à la sécurité, au terrorisme, à la peur de l'autre et aux alertes de niveau 4... il y a là aussi quelques aberrations à démonter. 

25 novembre 2015

Faucons et Colombes : comment métro et écoles ont rouvert

C'est une très longue réunion. Elle va durer 5 heures. Un délai qui témoigne de la difficulté à accorder les violons.  Pour beaucoup de citoyens dire dans même message que la menace reste élevée mais que les enfants doivent retourner à l'école ne passe pas. Essayons de reconstituer le fil des discussions qui ont abouties à cette  décision.
 
Autour de la table les principaux ministres du gouvernement fédéral, les ministres-présidents de la région Bruxelloise (principale concernée)  de la Flandre et de la Fédération Wallonie-Bruxelles (qui ont la tutelle sur l'enseignement) et de professionnels de la sécurité. C'est le fameux conseil fédéral de sécurité, nous sommes lundi après-midi, il faut décider de lever ou non les mesures de précautions prises pendant le week-end. Rouvrir les écoles, faire rouler  le métro, permettre de relancer l'économie,  c'est l'enjeu. Mais en début de réunion c'est la douche froide. L'Organe Central pour l'Analyse de la Menace vient de décider de maintenir l'alerte au niveau 4. Les ministres se raclent la gorge. Comment justifier un assouplissement des mesures si la menace reste imminente ? 

Un clivage va rapidement voir le jour. Il oppose les tenants d'une ligne sécuritaire qui souhaitent suivre les recommandations de l'OCAM à la lettre (on les appèlera les faucons) et ceux qui plaident pour un retour rapide à la normale histoire d'éviter la psychose dans l'opinion  et de préserver les intérêts des entreprises (on les appèlera les colombes). Les colombes ont la volonté de relancer la machine au plus vite. Ils commencent par sonder la validité de la décision de l'OCAM. Pourquoi maintenir ce niveau, quels sont les arguments, les informations qui le justifient ? On écoute les exposés, on s'informe. Lentement le concept de niveau 4 passe de la menace imminente à la menace latente. Elle est bien réelle, mais on ne peut pas dire à quelle moment elle se matérialisera. Les ministres prennent acte. 

Dans le camp des colombes Kris Peeters (CD&V) et Alexander De Croo (Open VLD)  bataillent ferme pour qu'on sorte du régime d'exception puisque le niveau 4 a changé de nature.  On rappelera que de nombreux établissements d'enseignements supérieurs néerlandophones sont installés sur le territoire bruxellois. Dans le camp des faucons Jan Jambon (NVA ) et Charles Michel (MR) estiment que cela ne sera justifiable que si l'on possède une bonne raison à faire valoir à l'opinion publique. Et de bonnes raisons on en pas vraiment : les perquisitions se sont enchaînés tout le week-end mais le noyau dur d'une cellule que les enquêteurs soupçonnent d'être prête à passer à l'action échappe toujours aux policiers. Les terroristes annoncés sont toujours dans la nature.
Le clivage traverse aussi les francophones. Rudy Demotte  semble plus proche des faucons, Rudi Vervoort, des colombes. 

On émet l'idée d'aller vers un assouplissement mais avec un délai de 24 heures. Le clivage n'est pas réellement idéologique. Personne n'ose endosser le rôle de celui qui assume une part de risque au détriment de la population.  Le débat va donc  prendre un tour très pratique. Pour ouvrir les écoles il faudra assurer un minimum de présence policière visible expliquent les ministres concernés. C'est nécessaire pour  rassurer les parents. On entre alors dans une longue phase de calculs d'apothicaires. On parle de 300 policiers (le chiffre final sera 288) pour pouvoir organiser des rondes d'un établissement à l'autre. Les écoles n'ont jamais été au centre de la menace, à la différence des centre commerciaux et des gares. On les a simplement fermé pour garder tous les effectifs disponibles. 

C'est ce que les policiers appellent la saturation de l'espace public. Être présents partout en permanence. Pas une rue où l'on n'aperçoit pas un képi ou un gyrophare. Objectif : décourager la cellule terroriste de passer à l'action. La stratégie semble avoir fonctionné puisqu'on attendait une action terroriste pour dimanche. Si on rouvre les écoles et le métro cela ne doit pas empêcher de poursuivre la saturation  expliquent les policiers aux ministres. Il faut donc trouver des moyens supplémentaires. On active les capacités de réserve des zones locales wallonnes et flamandes. La disposition existe : en cas de demande urgente  , les zones qui ont du  personnel excédentaire ou affecté à des tâches secondaires peuvent le détacher au bénéfice de la zone en difficulté. La coopération se fait sur base volontaire... Quand tout le pays est en zone 3 les chances d'obtenir une telle bonne volonté sont faibles. Il faudra donc puiser dans les réserves de la police federale. Les matchs de football en feront les frais. Pour le métro ce sera l'armée. 

L'heure tourne. Les colombes, qui plaident pour un ouverture des écoles dès le mardi matin sont en train de perdre la partie. Il est bientôt 19 heures. C'est la dernière fenêtre de communication, celle des journaux télévisés. Il ne faut pas la rater. Ce sera donc la réouverture, mais avec un délai de 24 heures, désormais nécessaire pour tout mettre en place. Les ministres descendent. Vervoort, Bourgeois et Demotte sont de la partie. Il s'agit de montrer que fédéral et entités fédérées travaillent de concert, et que oui, coucou Le Monde, il  existe bien un pouvoir régalien en Belgique.  Ceux qui, en tant que ministres, incarnent les institutions se doivent d'être autour de la table. 

Charles Michel prend quelques minutes de plus pour rédiger son communiqué. Le lendemain la NVA fera voler en éclat cette image d'union nationale avec des critiques à la sulfateuse sur le parti socialiste. Dans le parti de Bart De Wever les faucons cohabitent avec les fous de bassan. A moins qu'il s'agisse (déjà) de proteger Jan Jambon dans l'hypothèse où les forces de l'ordre n'aboutiraient pas... Ces longues journées de niveau 4 coûteront des dizaines de millions aux entreprises et aux pouvoirs publics.  Si la menace persiste....  ce sera en pure perte.

14 novembre 2015

Ici aussi c'est Paris

Je suis né à Paris. Pour être plus précis dans la banlieue ouest de la capitale française. J'y ai grandi, étudié, travaillé, aimé. J'en ai arpenté les trottoirs, usé les comptoirs, partagé l'accent. J'ai longtemps eu un plan de métro dans mon portefeuille, même si je connais encore par cœur les lignes qui m'intéressent. Mon Paris à moi est clairement  rive droite (au Nord de la Seine) là où ont eu lieu les attentats d'hier soir. 

J'ai reçu l'alerte. J'ai vu les informations défiler. J'ai pris des nouvelles des miens. J'ai gardé mon smartphone en main et j'ai subi l'avalanche. L'impression d'être enseveli sous une montagne d'informations, de témoignages, de chiffres macabres tous plus hallucinants les uns que les autres. 

J'ai encore en mémoire l'attentat du métro Saint-Michel et la traque de Khaled  Kelkal, en 1995. J'ai partagé la tristesse et l'effroi des attaques contre Charlie Hebdo et l'hyper cacher de la Porte de Vincennes. J'ai constaté la présence des policiers et des militaires à tout les coins de rue. Je m'y suis habitué. J'ai du mal à me souvenir que dans les années 1980 ou 1990, ma jeunesse, cette présence était incongrue. J'ai bien compris que nous changeons d'epoque. Que la frustration créé le terrorisme et que ces attentats ne sont pas les derniers. Que je ne suis pas capable de faire une phrase courte pour expliquer la violence. Que je ne vois pas de solution simple qui permettrait d'assurer en même temps la justice et la paix.

J'ai réfléchi à ma condition de journaliste. Trouver un sens à ce que l'on fait. Se dire que les gens ont plus que jamais besoin d'informations. Que celles-ci soient plus fiables et recoupées que jamais. Que nos journaux partagent l'émotion, oui. Mais qu'ils évitent les dérapages, le simplisme, l'appel à la haine et au repli sur soi. Je me suis interrogé sur le caractère hypnotique de l'info en continu. Sur l'indépendance,de l'information dans un pays en état de guerre. Que j'ai eu la chance de parcourir l'Europe au temps de l'espace Schengen. Que le pire est de se méfier du voisin. Que si l'on doit vivre avec une porte barricadée et un revolver sous l'oreiller les terroristes ont gagné. Que je ne veux pas de ce monde là pour mes enfants. 

Je me suis souvenu de mon école primaire. Une cour carrée, des platanes, des trous dans le bitume qui servent à jouer aux billes. Francois, José, Mohammed, Akim, Ahmed. Certains faisaient le ramadan, d'autres pas, mais nous jouions tous ensemble dans la cour de récréation. Tous parisiens. Je les ai perdu de vue depuis longtemps.  Je me dis que l'un d'être eux est peut être allongé sur un trottoir ou dans la salle du bataclan. Qu'un autre a peut être eu un petit frère ou un fils  parti combattre en Syrie. Que le Dieu des terroristes ne leur a rien demandé. Que se cacher derrière sa religion pour justifier un carnage nous ramène au moyen-âge. 

Je suis né à Paris. C'est le hasard. La vie m'a emmené vers d'autres villes, mais je retourne souvent avec plaisir vers ma patrie d'origine. J'en partage le deuil.  J'en porte les valeurs, celles d'une ville qui a fait la révolution, et que je veux croire universelles. Parce qu'à Paris les hommes naissent libres et égaux, quelque soit leur naissance, leur origine et leur religion. Parce qu'on renvoie la question religieuse à la sphère privée, que la vie politique a pour but d'améliorer le sort de tous ici bas. Parce  qu'on affirme qu'une vie humaine est supérieure aux commandements sacrés. Que ces idées sont partout où je suis.   Ici c'est Paris.  

31 octobre 2015

Impardonnable

Imprudente. Ainsi le premier ministre a-t-il qualifiée la ministre de la mobilité Jacqueline Galant. Imprudente, donc, mais de bonne foi, comme si une faute avouée était à moitié pardonnée. Dans la majorité on retient son souffle et on se racle la gorge. Dans l'opposition on enrage et on se retient : on sait trop bien qu'exiger une démission est le meilleur moyen de l'empêcher, transformer le malaise en show parlementaire sera contre-productif, à trop taper sur la fautive on risque d'en faire une victime. 

La personnalité hors-norme de Jacqueline Galant avec son bon sens populiste et son refus du conformisme en fait à la fois une machine de guerre électorale et une bombe à retardement gouvernementale. Tout le monde le savait. Les formules chocs, les dérapages en interview, un soupçon de xénophobie et une dose de clientélisme local  cela aide à tenir un fief électoral, pas à administrer un département complexe. Jacqueline Galant c'est l'efficacité au détriment de la subtilité. On sait maintenant que la légalité n'est pas non plus son souci premier. On ne s'acharnera pas sur la personne : hériter des compétences comme la SNCB ou le survol de Bruxelles, ce n'est pas une sinécure. A la vérité des dossiers tellement pourris que personne n'en voulait et que le MR a bien été obligé de les ramasser. La faute n'incombe pas à Jacqueline Galant mais à ceux qui ont confectionné l'attelage gouvernemental, dont le souci premier était d'équilibrer les postes entre Micheliens et Reyndersiens, hommes et femmes, hennuyers et liégeois. Dans ce genre d'exercice la compétence n'est qu'une variable parmi d'autres. C'est un état de fait, valable pour plusieurs partis, même si on peut s'en désoler. 

Imprudente, le qualificatif du premier ministre reste faible. Les faits sont les suivants : un premier contrat attribué au cabinet d'avocat Clifford Chance par le cabinet Galant pour une defense en justice sur un dossier précis, ce qui pouvait encore se plaider. Puis une autre mission, encore une autre et au final un contrat de conseil sur l'ensemble du dossier aéroport, pour un total entre 400 000 et 500 000 euros. La technique est connue : cela s'appelle du saucissonage. On procède ainsi pour rester sous les seuils qui obligent à passer un marché public. C'est totalement illégal, cela ne tiendra pas une seconde devant les tribunaux et c'est contraire aux intérêts de l'Etat. La loi comme la volonté de gérer efficacement l'argent public l'imposent  : la mise en concurrence permet d'obtenir le meilleur service au meilleur prix, elle nous préserve du copinage et des arrangements entre amis. Les libéraux qui il y a dix ans critiquaient, avec raison, les dérives d'autres partis ont mis avec l'escarpin de Jacqueline le pied du mauvais côté de la ligne. Charles Michel, qui cumule ici les rôles d'arbitre et de capitaine, se contente d'un carton jaune. Les tribunaux, s'ils sont saisis,  sortiront la carte rouge.  On ne peut pas croire qu'au cabinet Galant personne ne connaisse les procédures de marché public (si c'est le cas, il faut recruter d'urgence). On est même persuadé que la ministre elle-même,  en tant que Bourgmestre de Jurbise, à du rédiger ou relire plus d'un appel d'offre dans sa carrière. Comme tous les étudiants en droit ou en gestion administrative elle sait même probablement qu'à partir de 200 000 euros, dans un marché de service, cet appel d'offre se doit d'être européen (ce qui signifie une publicité et des délais qui permettent à des entreprises situées en dehors du territoire national de concourir). 

Pour démissionner c'est maintenant trop tôt ou trop tard. Trop tôt car il faut attendre de voir si un cabinet concurrent porte plainte, ou si le parquet ou les services européens se saisissent du dossier. Dans ce cas l'affaire sera réglée. On imagine mal la ministre pouvoir résister à une mise à l'instruction, possible, du dossier. Trop tard car le mal est fait. Partir maintenant donnerait raison à l'opposition, sanctionner un collaborateur passerait pour de la lâcheté. Au mieux on peut imaginer une reprise en main du dossier par un autre ministre. Ce serait une sanction sans être un désaveu général et un souci d'efficacité. Jacqueline Galant est aujourd'hui affaiblie. En difficulté politiquement et médiatiquement, ses chances de sortir du bourbier de l'aéroport semblent extrêmement faibles. Pour réussir dans ce dossier il faut  de l'autorité, de la créativité, le sens de la diplomatie et du compromis et une solide expertise. Ces qualités lui font défaut. Pire, le cabinet Clifford Chance, qui doit l'épauler,  n'est pas un habitué de cette matière complexe. Cela ne l'a pas empêché de négocier un tarif horaire qui est deux fois plus élevé que les cabinets spécialisés. Un montant qui achève de jeter le trouble. Imprudente n'était pas le bon mot. 

18 octobre 2015

Ceci n'est pas un couple... Mais c'est ma ville


Petit retour en arrière. Il y a dix mois je vous écrivais ici tout le bien que je pensais d'une toute nouvelle pièce de théâtre. Djihâd, que je venais de voir à l'espace Pôle Nord en était à ses toutes premières représentations et le succès allait être phénoménal.
J'étais de nouveau dans la même salle hier pour voir et entendre Ismaël Saïdi dans "Ceci n'est pas un couple". Sur scène un homme et une femme débitent face au notaire (une voix off, on ne le verra donc pas) les frustrations et incompréhensions qui les amènent à se séparer. Lui est musulman, elle est juive. A l'opposition Mars/Venus se superposent les différences  de pratique religieuse, le poids des familles, les interdits culturels et une grosse dose de clichés.  On se moque, avec gentillesse, du rabbin ET de l'imam,  du Chabbat ET du Ramadan. Ecrite avant Djihad, la pièce explore les thèmes de prédilection d'Ismaël : les préjugés, la peur de l'autre, la différence culturelle et la religion dévoyée (elle éloigne les hommes au lieu de les rapprocher).  Face à lui une pétillante Audrey Devos apporte tonus, rythme et légèreté. On rit (beaucoup), on chahute (un peu) la salle prend parti et pousse les acteurs à improviser (parfois). A l'évidence le public passe une bonne soirée.
La bonne idée est d'avoir fait précéder la pièce d'un petit intermède musical (on y chante ... en néerlandais) et d'un sketch qui dénonce la culture du harcèlement de rue (quand une fille dit non, c'est non). C'est sans prétention, mais ce serait utile, comme pour Djihad, de le montrer dans les écoles.
Comme il y a dix mois ce qui me frappe est autant dans la salle que sur la scène. Nous sommes au moins 200, serrés les uns contre les autres (on se contentera de cette estimation car le chiffre réel  fâcherait surement les pompiers). Nous sommes dans le quartier nord, au pied de grandes barres d'habitations. A l'entrée un jeune homme souriant vous tient amicalement et poliment la porte. Il y a des jeunes, des mères en foulard, toutes les teintes de peaux et autant de cheveux crollés que de coiffures lisses. Ce public, représentatif de la sociologie de Bruxelles, a trouvé le chemin du théâtre et ce n'est pas grâce aux grandes salles du centre ville qui  sont pourtant subventionnées pour cela (directeurs et metteurs en scène compris).  Ici ce sont les vrais bruxellois qui sont dans la salle et l'enthousiasme ne se contente pas de quelques applaudissements polis. Si Paul Van Stalle avec Bossemans et Coppenolle a créée le théatre bruxellois des années 1930, Ismaël Saïdi ( et quelques autres comme Abdel Nasser ou dans un autre registre le très talentueux Dominique Breda) raconte sur les planches ce qu'est vraiment notre ville en 2015.

Anne-Marie Lizin : le volcan au service des femmes et des opprimés (souvenirs personnels)

Anne-Marie Lizin est un ouragan, une tornade, un volcan. Si vous lui résistez,  elle vous renverse où vous contourne, mais au final elle passe quand même. C'est l'image qui m'est venue à l'esprit en apprenant sa disparition ce samedi. 

Mes premiers souvenirs de la bourgmestre de Huy  confirment une sacrée réputation. Nous sommes en 1986 (je ne suis pas encore en Belgique) elle récupère un enfant enlevé par son père en Algerie. Son plan : passer les contrôles avec un faux passeport. La fin justifie les moyens expliquera-t-elle. La lutte contre les rapts parentaux, et le droit des femmes en général vont l'occuper une bonne partie de sa carrière. C'est un engagement au sens noble du terme. Anne-Marie Lizin ne supporte pas les discriminations et l'oppression. Quand elle les croise, elle fonce tête baissée. Cela l'amène à se mettre du côté des femmes, à s'intéresser aux pays en développement, à rencontrer les  mouvements de libération, et à  toujours prendre le parti des rebelles contre celui des dictateurs.  Le féminisme, l'international et la ville de Huy : vous avez les trois pôles de son activité.

"Anne-Marie Lizin ? Si tu ne la reconnais pas, elle te reconnaîtra, elle est toujours sur la photo" me glisse un cameraman la première fois que je dois recueillir sa réaction.  Anne-Marie Lizin a l'art de se placer. Elle sait quand la caméra va tourner, elle déboule toujours au premier rang à ce moment là et personne n'ose alors lui dire que ce n'est pas sa place. Elle a fait le coup des dizaines de fois. Au Brésil avec Lula, à Bruxelles avec la famille royale, au proche-orient avec tout le monde, et même à New-York lors d'une rencontre entre Boutros Boutros-Ghali et Jean-Luc Dehaene où elle s'invite au petit déjeuner, chacun des convives (ils sont quand même respectivement secrétaire général des Nations Unies et premier ministre ) pensant que c'est l'autre qui l'a conviée. 
Quand elle apparaît,  ce n'est pas pour faire plante verte ou élément de décor : elle prend toute sa place, parle de sa voix haut perchée mais forte, tous les regards se tournent, elle est au cœur de l'action et aimante flashs et caméras. Quand elle devient président du Sénat, j'ai vu un Herman De Croo s'en froisser : comment la présidente du Sénat peut-elle se croire à ce point importante qu'elle vole sans vergogne la vedette au président de la chambre qui a théoriquement plus de pouvoir ? Comme il est malin et galant Herman finira par s'en amuser. Ensemble, ils incarnent l'institution parlementaire des années Verhofstadt  et Herman ne manquera plus de s'assurer, avec humour,  qu'elle est bien placée pour la séance de pose. Du coup Anne-Marie possède  une incroyable  collection de photos : de Yasser Arafat à Shimon Perez, en passant par le Dalaï Lama, on pourrait enseigner l'histoire du  XXieme siècle en s'appuyant sur son portfolio. 

Dans les couloirs de RTL elle me claque une bise sans me demander mon avis. Moi qui préfère garder une certaine distance et vouvoyer les politiques,  me voilà servi. Anne-Marie Lizin, volubile, vous laisse à peine le temps d'acquiescer, ne répond jamais  aux objections, et, toujours, pressée, vous prend le bras pour passer d'une pièce à l'autre. "Elle est incroyable, hein ?" me lance ma cheffe de service Katryn Brahy, rigolarde. Ces deux-là ont le même ressort : toniques, souriantes, énergiques et toujours en mouvement .  Anne-Marie Lizin, qui a épousé un journaliste,  a tout compris aux médias. C'est une bonne cliente, elle s'exprime clairement, avec une dose de passion, c'est vivifiant. Elle est disponible et surtout elle aide nos auditeurs à comprendre le monde. En radio je l'invite à plusieurs reprises pour commenter l'actualité internationale. Dans ce registre elle est du calibre d'un Josy Dubié ou d'un Louis Michel : engagée et pédagogique. 
Sa capacité à réagir sur beaucoup de sujets et son goût des médias ne sont  pas toujours appréciés.  Dans les rédactions on parle de "mémé Zinzin" et on moque un goût vestimentaire qui n'est pas le bon chic parisien.  En matière textile Anne-Marie fait rarement dans la sobriété. 

2007, c'est la fin de sa présidence au Sénat. Je suis en bas du grand escalier escalier rouge, elle est tout en haut. Je l'interpelle. Un huissier et un agent de sécurité nous interdisent de monter. Elle a décidé que la presse audiovisuelle ne pouvait plus circuler dans les couloirs. C'est le revers de la médaille. La liberté de la presse c'est bien pour les autres, pas quand on est soi-même concerné. Fini les interviews caméra au poing qui ont fait les délices des JT (et un peu de ma réputation). C'est l'épique époque  des affaires. Le PS tremble à Charleroi, et Patrick Remacle, à la RTBF, enquête sur une distribution de tracts à Huy par des employés communaux en plein service. La presse s'intéressa encore à un courrier au juge d'instruction, à ses cartes de crédit ou à la gestion de l'hôpital local.  Anne-Marie Lizin aime tout d'un coup beaucoup moins les médias. Elle se replie, nie l'évidence et toise son monde. Tous les indices étaient là depuis le début : le goût des voyages et des grandes rencontres, l'utilisation des escortes à moto, et la fin qui justifie les moyens. Au contact du pouvoir Anne-Marie Lizin a manqué de prudence, elle n'a plus clairement séparé ce qui la servait ce qui servait l'intérêt général. Dans un PS qui lance une opération mains propres son manque de discernement passe mal. Elio Di Rupo et Anne-Marie Lizin c'est l'eau et le feu. Il veut éteindre l'incendie, elle fait mine de ne pas comprendre et sera priée d'aller crépiter plus loin. Même le communiqué qui salue sa disparition ce samedi reste glacial, signe qu'on ne lui a pas vraiment pardonné. 

Pourtant, hors du PS et hors de Huy il ne restera plus que quelques petites flammèches. Une histoire de voitures embouties sur le parking de la maison communale. Un exil à Paris. Quelques interviews à intervalle régulier. Des anecdotes au regard de ses engagements de départ : le droit des femmes, la défense des opprimés et le rayonnement d'une ville qui lui doit beaucoup. 
La volcanique Anne-Marie Lizin a fait en sorte que sa dernière braise s'éteigne à Huy. 

04 octobre 2015

Comment le gouvernement Michel change le logiciel de la Belgique

L'exercice s’impose aux gouvernements comme aux écoliers : se soumettre à la critique et regarder le chemin parcouru. Mesurer les progrès déjà réalisés et ceux qui restent à accomplir, les objectifs atteints ou les manquements manifestes. Un an après sa prestation de serment (le 11 octobre 2014) le gouvernement Michel entre dans une période d’évaluation de son action et de sa cohésion. Les examinateurs sont nombreux : la presse et les politologues qui seront sollicités pour célébrer l’anniversaire, les syndicats qui manifestent mercredi et l’opposition qui se prépare à la rentrée parlementaire. Le discours de politique fédérale, le second mardi d’octobre, fait toujours figure de grand oral dans ces occasions-là. 

Ce week-end mon confrère de l’Echo Joan Condijts écrivait que le bilan du gouvernement fédéral n’etait pas « disruptif » : la rupture n’etait finalement pas aussi forte qu’annoncée, beaucoup de politiques étant maintenues ou poursuivies. C’est dans doute vrai si l’on s’en réfère aux politiques socio-économiques ou fiscales (le prisme naturel de l’Echo) : il n’y a pas eu de grand soir et la majorité ne peut changer tout du jour au lendemain, une partie importante des leviers étant désormais dans les mains des régions. La nouvelle majorité ne peut s’en prendre qu’à elle-même puisqu’elle avait fait bruyamment fait savoir que gouverner sans les socialistes serait une véritable libération. On allait voir ce qu’on allait voir. Les supporters les plus impatients sont donc déçus. Le gouvernement composé de partis tous classés (plus ou moins)  à droite se chamaille et se paralyse, les ministres ne paraissent pas plus compétents qu’avant, les difficultés budgétaires sont les mêmes, et le fossé linguistique se creuse.   Même le fameux « tax-shift » (basculement fiscal) présenté comme une rupture fondamentale relève plus de la réformette cosmetique que de la révolution. 

Si les milieux économiques affichent leur déception il ne faut pas sous-estimer une nouvelle donne essentielle : celle d’un nouvel équilibre politico-linguistique. Douze mois après son installation le gouvernement fédéral tient bon (il tient tellement bon même  que le président du PS se contente d’estimer que « ce serait une bonne chose qu’il tombe » sans donner le sentiment d’oeuvrer vraiment  à la chute de son adversaire). Son seul maintien pérennise un état de fait qu’on a suffisamment jugé atypique lors de son installation : un déséquilibre nord-sud réellement révolutionnaire (beaucoup au PS le tenaient pour tellement improbable qu'ils spéculaient sur sa rapide disparition) même si l’actualite tend à le faire oublier.

 Jusqu’ici les gouvernements belges reposaient sur une notion de parité : on tentaient d’approcher une majorité dans chacune des deux grandes communautés. Néerlandophones et Francophones fondaient des majorités qui se complétaient (mais aussi se neutralisaient ou paralysaient parfois). Depuis les années septantes la suprématie néerlandophone était manifeste : le poste de premier ministre, les grands portefeuilles, l’impulsion dominante étaient dans la  main du nord, mais de Martens  à Leterme en passant par Dehaene ou Verhostadt on veillait à mettre en œuvre une partition collégiale, le concerto Belgique s’ecrivait pour deux pianos : un francophone et un néerlandophone et on prenait bien soin de nommer un gouvernement par les noms du premier ministre et du premier vice-premier (Martens-Gol ou Dehaene-Di Rupo) histoire de souligner qu’il y avait deux compositeurs. 

Aujourd’hui la majorité gouvernementale est une majorité dominée par les partis néerlandophones. L’ecrire n’est pas une critique mais une simple constatation. La rupture est dans cette observation parlementaire. Avec le gouvernement Michel la Belgique politique a changé de logiciel. Nous sommes passés d’une Belgique politique  bi-communautaire à une Belgique flamande, dans laquelle les francophones ne jouent plus qu’un rôle d’appoint. C’est un précédent. Il pourrait fort bien devenir la règle, et dans ce cas il y aura bien  un avant et un après gouvernement Michel. 

Ce changement de logique parlementaire induit que les  thématiques politiques qui font l’agenda flamand (la compétitivité, la sécurité , l’immigration) s’imposent au niveau fédéral, alors que des  thèmes plus portés au sud (l’emploi, la protection sociale, l’environnement) deviennent moins prioritaires. Dans ce contexte la nomination d’un  bourgmestre  issu de la minorité flamande à Linkebeek agit comme un révélateur : celui d’une démocratie où le pouvoir est aux mains des néerlandophones. Bien sûr, le conseil d’Etat a donné tort à Damien Thiery, Lisbeth Homans est dans son droit et les affaires flamandes ne relèvent pas du fédéral. Mais on ne fait pas de la politique uniquement avec des notions juridiques, la symbolique d’une élection bafouée est plus forte que la séparation des pouvoirs. L’opposition francophone qui multiplie les communiqués sur l’affaire de Linkebeek ne s’y est pas trompée.  L'affaire est embarrassante pour un premier ministre mis en difficulté par son principal allié, mais qui ne peut politiquement pas intervenir sur le terrain régional. Elle démontre que la NVA a bien plus d'attention pour ses électeurs que pour le locataire du 16 rue de la loi. Le couac de Linkebeek résonne politiquement plus fort qu'un concert de Stromae.

Au delà du cas particulier de Linkebeek, on  aurait donc tort de sous-estimer l’ évolution fédérale  vers une Belgique désormais plus flamande. C’est bien là,  plutôt que dans la nomination du bourgmestre d’une commune sympathique mais  de taille modeste,  dans une supposée  flamandisation des nominations  ou dans des réformes économiques qui n’arrivent pas,  que le gouvernement Michel a changé la Belgique . 
Avec un effet probable : celui de réveiller des  régionalismes wallons et bruxellois en sommeil depuis un quart de siècle. Face au  logiciel fédéral flamandisé, la  prochaine réforme de l’Etat pourrait bien devenir  une revendication  francophone. 

22 août 2015

Thalys : trouver des mots pour décrire le mal

A cheval entre la France et la Belgique. Comme beaucoup de mes lecteurs (peut être un peu plus souvent) il m’est arrivé de fréquenter le Thalys. J’y ai autrefois vécu le contrôle des pièces d’identité, puis l’absence de policiers à bord. J’y ai parfois vu des actes de délinquance, comme ces faux passagers qui descendent au dernier moment en gare de Bruxelles-Midi  en emportant un bagage qui n’est pas le leur. J’ai noté les contrôles de la douane ou de la police française à la Gare du Nord qui ciblent des profils auxquels je n’appartiens vraisemblablement pas. 

Ce qui s’est produit vendredi soir appartient à une autre catégorie. Nous avons vraisemblablement frôlé un drame de grande ampleur et nous comprenons bien qu’un homme armé (et pas de n’importe quelle arme) dans un espace clos peut faire des dégâts immenses. L’avertissement ne peut être ignoré même s’il est  sans doute un peu tôt pour tirer des conclusions définitives. Comme toujours journalistes, commentateurs et politiques veulent aller plus vite que la police et la justice. Laissons faire les enquêteurs. A vouloir analyser trop vite on écrira des bêtises : souligner qu’il fallut des militaires américains pour maîtriser le forcené, alors qu’il semble que le premier intervenant était peut être Francais  (il faut à tous  rendre hommage  pour leur courage et leur sang froid), dénoncer la couardise des agents de la SNCF (il semblerait que l’un d’eux a bien protégé des passagers) sous-entendre que ces américains n’étaient pas là par hasard (la théorie du complot, encore et toujours), évoquer des complicités, un réseau, voir l’ombre de Daesh (il n’y a pas eu de revendication à l’heure où j’écris ces lignes). Ne jouons pas aux experts que nous ne sommes pas, attendons  d’en savoir plus.

L’attaque entraîne déjà  une série de mesures prises par les gouvernements Belges  et Francais, à commencer par le renforcement des contrôles. C’est sans doute nécessaire, ne serait-ce que pour rassurer les passagers et nous éviter de sombrer dans une paranoïa collective.  Je ne suis pas policier, et là encore,  je préfère m’en remettre à ceux dont c’est la responsabilité. La sécurité est une affaire sérieuse, la première  garantie de nos libertés, et tant que ces mesures ont bien pour objectif de lutter contre des attaques de ce type elles sont difficilement discutables. Leur permanence dans le temps et leur élargissement à une surveillance généralisée est un risque pour nos démocraties  mais nous n’en sommes pas encore là. 

Il n’aura fallu que quelques heures pour que certains veuillent aller beaucoup plus loin. Un éditorialiste propose de renoncer à la libre circulation dans l’espace Schengen. « À l'heure où l'Europe croule sous l'afflux de réfugiés qu'elle ne peut ni ne souhaite accueillir (ne soyons pas hypocrites !), il est grand temps de se poser la question de la pertinence de l'ouverture des frontières »  écrit ce confrère (pour lequel j’ai pourtant de l’estime) qui mélange (inconsciemment ?) l'exode des réfugiés et la menace terroriste. C’est aussi un   président d’une formation politique qui  souhaite la création d'une garde nationale qui regrouperait des citoyens volontaires «  armés et entraînés (...)  présents partout dans nos rues, nos réseaux de transport, nos bureaux, nos écoles » : en d’autres termes une milice à tous les coins de rues, j’imagine que les critères de sélection des bons citoyens sont déjà connus. 
Il y aura d’autres surenchères. 

Ce sont évidement de mauvaises réponses, émotionnelles, irrationnelles, liberticides. Parce qu’elles reposent sur cet amalgame islam = terreur, elles  sont rendues possibles par l’islamophobie larvée que je dénonçais dans mon dernier billet. Je ne regrette pas de l’avoir écrit, il prend tout son sens aujourd’hui. La frontière que nous devons maintenant instaurer ne passe  pas entre les musulmans, les catholiques et les laïcs mais entre  les êtres sensés et les  brutes sanguinaires. Il faut séparer  les humanistes (on serait tenter d'écrire les êtres humains) des totalitaires. Il y a des musulmans dans les deux camps, et, fort heureusement, beaucoup plus dans le premier. Les premières victimes de la terreur islamique  (au sens révolutionnaire du terme)   sont les populations en grande partie musulmanes de Syrie et d’Irak. Se lancer dans une chasse au faciès, barbe ou voile, refuser d’accueillir des syriens, irakiens, kurdes, azéris, sunnites, chiites qui craignent pour leur vie  serait la plus grave de nos erreurs.  Même si, probablement, nous découvrirons des terroristes infiltrés dans les candidats réfugiés. 


Tant qu’à tirer des leçons, je préconiserai bien, moi, qu’on intensifie la lutte contre la détention des armes à feu. Nous avons sûrement les moyens d’être un peu plus rigoureux dans ce domaine, et cette piste là n’est pas plus sotte que celles avancées ces dernières heures.. 

Ce qui c’est passé à bord de ce Thalys ressemble au scénario du pire. Un homme seul, armé, avec ou sans infrastructure, avec ou sans commanditaire, qui décide de tuer d’autres hommes. Un scénario redouté  des forces de sécurité. A vrai dire il en existe de plus inquiétantes encore : on peut imaginer des agressions à l’arme blanche, ciblant des lieux diplomatiques ou fréquentés par la communauté internationale (cela ne manque pas), des cibles symboliques, synagogues, mosquées, médias, commissariats, écoles, etc. Désolé de casser l’ambiance. Avec la folie des fous de Dieu (dans l’expression c’est fou qui compte et pas Dieu) nous  sommes tous des cibles potentielles : il s’agit de frapper l’imaginaire, de faire mal à l’opinion. 

On peut bien sûr  se renfermer, tenter de transformer l’Europe en forteresse, vivre sous tension permanente et décréter que tous les musulmans sont des suspects potentiels. L’alternative est de  commencer  par apprendre qui est notre ennemi, le localiser, faire pression sur ses soutiens éventuels (je vise des pays producteurs de pétrole dont nous n’osons nous distancier) encourager les musulmans modérés à lui faire face et l’attaquer là où il se trouve. C’est vrai au moyen orient, en Palestine ( où il faudrait tendre la main à la haute autorité pour contrer le Hamas et non l’inverse)  et même dans les mosquées ou écoles  de nos quartiers où le discours de haine (du juif, du chrétien, de l’Américain, du Français ou du Belge) se fait entendre. 

Dans cet affrontement entre le vivre ensemble et une nouvelle forme de facisme (au sens d’un régime dictatorial qui s’impose par la violence et l’arbitraire à son entourage), nous ne pouvons pas sous-estimer la bataille des mots et des idées. Les termes d’Islam (inapproprié, stigmatisant et beaucoup trop large) de Djihadisme (trop romantique) de terrorisme (trop général) ne  conviennent plus. C’est le principal paradoxe du Thalys : trouver le bon terme pour désigner ce genre d’attaque. Cette question de vocabulaire est plus importante qu'il n'y paraît. C'est par l'adhésion aux idées et aux mots qui les portent que la mobilisation sera possible.   Si les termes de tolérance et de cruauté ne suffisent  plus pour distinguer le bien du mal et dissuader des individus de basculer dans l’inhumanité, trouvons en de nouveaux, compréhensibles par tous. Rapidement, sans céder à la panique, et, si possible, avec intelligence. 

15 août 2015

Islam, racisme et überisation de l'info. Le sursaut journalistique est-il possible ?

C’est un Belge qui rapporte un pot de sirop parce-que la mention Halal figure désormais sur l’étiquette. C’est un Français qui entend servir du porc à tous les enfants qui fréquentent les écoles publiques de sa commune, petits musulmans inclus. C’est encore ce sénateur qui s’insurge quand un média donne la parole à une femme voilée. Ce sont ces élus, parfois de haut niveau, qui réfutent le terme d’islamophobie, parce qu’il implique la reconnaissance d’un racisme spécifique qu’ils refusent d’admettre. Ce sont ces commentaires, entendus au café du commerce ou dans les dîners de famille, lus sur les réseaux sociaux ou ailleurs, qui assimilent musulmans et délinquance.

 

Il faut être aveugle, d’une grande mauvaise foi (je parle de malhonnêteté intellectuelle pas de religion) ou être soi-même acquis à un racisme larvé pour ne pas constater, jour après jour, que notre débat public stigmatise l’islam et les citoyens qui ont posé le choix (car c’est le plus souvent un choix) d’être musulmans. Il faut être inconscient pour ne pas réaliser que ces brimades et vexations à répétitions sont les moteurs d’une division sans cesse croissante. Le rejet entraine le rejet. Ces expressions du racisme peuvent être accueillies d’un haussement d’épaules quand on a toute sa tête et confiance en l'avenir. Elles finissent par légitimer défiance et radicalisme quand on manque d’estime de soi et de perspectives. Racisme et djihadisme s'alimentent l'un et l'autre. S'il n’est pas rare que la victime du propos raciste soit plus intelligente que son auteur, on ne peut pas exiger qu’il en soit toujours ainsi. 

 

Ce n’est pas neuf, mais les proportions du phénomène et sa répétition deviennent préoccupantes. Les quelques exemples cités en début d’article devraient vous en convaincre : la parole raciste est partout, décomplexée, libérée. Ce qui était un tabou dans les années 70 ou 80 est aujourd’hui revendiqué. Les racistes accusent ceux qui, comme moi, leur en font la remarque d’être des apôtres du politiquement correct. Investis d’une vision messianique, ils sont ceux qui disent la vérité et qu’on essaye de faire taire, une minorité éclairée qui assume l’idée d’un conflit de civilisations, ce vocable doux qui n’est que l’euphémisme de nos anciennes guerres de religion. Rejet et stigmatisation sont devenus un argument électoral porteur. Un discours qui forme l’ossature du corpus idéologique de grandes formations politiques, en France aux Pays-Bas ou ailleurs. L’extrême droite n’est plus une anecdote. Ses idées irradient aussi bien à droite qu’à gauche. Bien sûr, on peut rêver d’hommes d’Etat qui se dressent contre le populisme ambiant et qui prennent l’électeur à rebrousse-voix pour le tirer vers le haut. Ce serait oublier qu’en démocratie, la masse fait la vérité et qu’un parti finit souvent par préférer l’exercice du pouvoir au confort moral de ses grands hommes. 

 

Si nous en sommes là aujourd’hui c’est peut-être parce que la presse l’a permis. Cet article est un appel aux confrères : ne négligeons pas le peu d’influence qui nous reste. Les journalistes ont baissé la garde, nous avons besoin d’un sursaut. En trente ans, le racisme a obtenu droit de cité dans nos colonnes, nos reportages, nos interviews. C’est la fin du cordon sanitaire, actée en France, en cours en Belgique. Ce sont ces leaders sulfureux de partis ouvertement sectaires et ces polémistes populistes qu’on invite à longueur de micro au nom de la diversité des opinions, quand ce n’est pas ouvertement pour l’audience. Ce sont des journalistes qui composent eux même des titres racoleurs ou écrivent des éditoriaux douteux. Ce sont de fausses informations, rumeurs, phantasmes qu’on duplique à l’infini pour faire le buzz et donc l’audience. Et bien sûr qu’on ne corrige pas quand l’information s’avère fausse. Ce sont ces commentaires haineux qu’on ne modère pas et qui deviennent la règle. 

 

Non, le débat d’idée et la liberté d’expression ne passent pas nécessairement par l’insulte et la désignation d’un bouc-émissaire. Ouil’acceptation de l’autre et un ton policé sont un indicateur d’intelligence et santé démocratique. La circulation des idées ne s’accommode pas de la propagande. Sans doute la jeune génération de journalistes est-elle moins conscientisée que ses prédécesseurs. Elle frôle parfois l’inconscience et j’ai entendu bien des journalistes m’expliquer que l’Islam était « un problème ». Ils auraient été licenciés sur le champ dans les années 70, ils ne sont plus guère sanctionnés aujourd’hui.


Conduire une rédaction n'est pas qu'une question de liberté, c'est aussi une affaire de responsabilité. Je ne vois heureusement pas de journaux faire des unes racoleuses sur le viol, la pédophilie, le cannibalisme ou l'esclavage. Sur l'islam et l'immigration, ils sont légion. Nous insinuons le doute et finissons par légitimer des propos illégitimes. 

 

Le journalisme évolue avec la société qui l’entoure bien sûr. Il faut aussi y ajouter ce que l’on pourrait nommer « l’überisation » de l’information. L’essor de l’internet et la puissance des réseaux sociaux permet à chaque citoyen d’être émetteur ou amplificateur d’une information. Cela participe à la démocratisation du débat mais l’intervention des professionnels est aujourd’hui superflue ou anecdotique dans la production et la diffusion de ce que nous pensons être une information. Le choc fut rude pour la profession (crise de la presse, baisse de revenus, mutation profonde du métier) et pas tout à fait digéré encore. 

 

Avec toutes les dérives imaginables,Facebook informe davantage de citoyens que n’importe quel quotidien. Alors que les taximen hurlent à la dérégulation et dénoncent les dangers d’un monopole derrière l’économie participative, la presse a déjà plié et propose ses contenus gratuitement en ligne. Nous nous alignons tous sur Facebook, ses contenus courts, ses titres accrocheurs, ses mots clefs qui permettent les référencements et les algorithmes qui décèlent les nouvelles tendances. Il n’y a plus d’argent pour les enquêtes de fond et plus de lecteurs pour les grands dossiers. Bousculé, le journaliste court après des lecteurs qui sont désormais ses concurrents directs. Au passé, je vérifiais puis j’informais. Au présent, je mets en forme et cherche le buzz. Présenter un monde binaire (nous les bons, eux les méchants), dénoncer, moquer, parodier, craindre, affoler, sont les verbes de l’information « überisée ». Au moins pour conduire un véhicule faut-il posséder un permis et une assurance. Pour écrire ou plus simplement partager un article, ce n’est même pas nécessaire. L’accident est pourtant si fréquent : surenchère, désinformation, vulgarité, haine de l’autre... mais tant qu’il ne s’agit que d’idées... Il n’y a qu’au moment de la collision frontale que nous en prenons, parfois, conscience. Réaffirmer avec force quelques valeurs phares, refuser les dérives nauséabondes, voilà qui différencierait à nouveau le journalisme de ce qui ne l'est pas. Une information se vérifie et toutes les opinions ne se valent pas. 

 

Il y a quelques mois, nous étions (presque) tous Charlie. Cela signifiait que nous refusions qu’on tue un homme (ou une femme) au nom d’un dessin, d’une idée, d’une religion. La leçon s’estompe. On voudrait même se servir de l’attentat pour isoler le citoyen musulman du reste de l’opinion et camoufler le tout sous le vocable de défense de la laïcité. La laïcité, c’est la neutralité des institutions et le renvoi à la sphère privée de nos convictions philosophiques. Elle permet la tolérance et la coexistence, parce qu'elle distingue le citoyen (que nous sommes tous) du croyant, agnostique ou libre penseur (que certains sont). Ce n’est pas d’imposer du porc à de jeunes enfants qui fréquentent une école publique. 

 

Forcer l’interdit alimentaire est une grande violence et il n’est pas utile d’avoir fait de grandes études de psychanalyse pour le comprendre. Ce que je mange, c’est ce que je suis. Il ne nous viendrait pas à l’idée d’imposer un steak saignant à ceux qui font le choix d’être végétariens. Nous comprenons que c’est absurde, arbitraire et violent. Il se trouve des individus dont la vision du monde accorde moins de facilités aux enfants musulmans qu’aux adeptes du Vegan

 

Il nous faut donc visiblement le rappeler sans cesse : les jeunes nés en Europe sont européens. Ils n’ont pas à s’assimiler ou s’intégrer et les mêmes lois s’appliquent à eux comme autres. Que leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents viennent d’ailleurs ne leur donne pas moins (ni plus) de droits. Qu’ils embrassent une religion ou pas non plus. C’est le rôle des politiques, des éducateurs et des journalistes de l’expliquer. 

 



26 juillet 2015

Destexhe : encore sous contrôle ?

On ne va pas revenir sur les propos d'Alain Destexhe, vous connaissez l'histoire (sinon jetez un œil à mes statuts facebook  précédents ou aux articles parus dans différents quotidiens). La sortie de l'élu MR avait irrité en haut lieu. Charles Michel et Olivier Chastel avaient fait part de leur mécontentement. Le président du MR fait  donc savoir  le 22 juillet au matin qu'il va avoir une conversation téléphonique avec l'intéressé. Il sera prié de la mettre en sourdine. Le mouvement réformateur fête le 21 juillet avec tous les Belges, quelles que soient leur origine ou leur religion rappelait-il dans un tweet.

Ce rappel à l'ordre a bien faillit tourner au vinaigre. Fin d'après-mid. Destexhe accorde en effet une nouvelle interview à la Libre. Antoine Clevers, journaliste de La Libre précise que les propos ont été tenus avant que Chastel et Destexhe ne s'expliquent. Précision bienvenue pour le député bruxellois, car dans le cas contraire cela aurait ressemblé à un bras d'honneur aux consignes de retenue, et le bon de sortie devenait inévitable.

Dans cet entretien Destexhe accuse la RTBF de faire intentionnellement le jeu du communautarisme. Qu'un élu attaque une rédaction dans son son ensemble voilà qui est rarissime et très peu libéral au sens philosophique du terme. Croire que cette rédaction a l'ambition de promouvoir le communautarisme est aussi crédible que d'affirmer que le 11 septembre n'a pas eu lieu : on est très proche d'une nouvelle théorie du complot. Daniel Soudant, administrateur MR au CA de la RTBF et Dominique Dufourny et Gautier Calomne (respectivement future bourgmestre et chef de groupe MR à Ixelles, et donc colistiers d'Alain Destexhe aux dernières communales)  ont pris bien soin de s'en distancier publiquement. Le communiqué des élus MR ixellois va bien plus loin que la communication présidentielle et annonce une réunion sur la question (il est dans les commentaires). A demi-voix  beaucoup de libéraux bruxellois se demandent s'il ne serait pas plus simple de dire au revoir au médecin du monde (blanc) et si on ne retrouverait pas autant de voix qu'on en perdrait dans l'opération.

Revenons à l'origine de la polémique. Destexhe ne supporte pas qu'une femme voilée puisse représenter la Belgique. C'est de l'islamophobie au sens strict du terme (qu'on ne vienne pas parler du droit à la critique d'une religion alors que c'est simplement le fait d'être musulman (e) qui provoque chez l'élu une réaction de rejet ) interview après inteview, post après post.
Pour rappel en 2012 déjà Alain Destexhe raillait les norvégiens et défendait une idée très blanche de la Belgique de papa (voir mon article de l'époque ci dessous). A force de répéter le même discours il faut se rendre à l'évidence. Ce n'est plus un dérapage, c'est un système de pensée.

Alain Destexhe, à force de lire Zemmour, est plus proche du Mischael Modrikamen que de Louis Michel. Si on lui demandait de choisir entre Marine Le Pen ou Alain Juppé on est pas sûr de la réponse. L'interview de ce mercredi soir est un acte de défiance. Parle toujours Olivier, ce sont les électeurs à la droite du MR qui m'intéressent.

Le texte ci dessus est adapté d'un statut Facebook du 22 juillet 2015. La vidéo ci dessous date de décembre 2014

06 juillet 2015

Grèce : si on mettait un peu de géopolitique dans le débat ?


Un réunion des gouverneurs à la Banque Centrale Européenne, un sommet Hollande-Merkel, un Eurogroupe, un sommet Européen. Les réunions s'enchaînent. Les déclarations se tendent. L'heure n'est pas à la conciliation. On somme les grecs de remettre des propositions concrètes et crédibles, on laisse entendre que le scénario de la sortie de la monnaie unique est l'unique voie envisageable, on annonce que s'il devait, par miracle, s'ouvrir une négociation, celle-ci serait longue et difficile. 
Ce sont les raidissements habituels des grands rendez-vous européens. La dramatisation nécessaire pour justifier qu'on s'enferme et qu'au bout de la nuit on finisse par cèder, sur tout ou sur un peu, au nom de l'intérêt général. Le Grexit reste une possibilité, crédible. Mais la réconciliation et l'accord a l'amiable avec programme de réformes et report de la dette en est une autre . 
A l'heure où j'écris ces lignes les petites phrases appellent à la rupture, la raison pousse au dialogue, et on ne sait pas de quel côté la balance penchera demain. On ne peut même pas exclure que la décision définitive ne soit repoussée à plus tard, pour donner le temps au nouveau ministre des finances de comprendre dans quelle moussaka il a mis les pieds. 

Côté journalisme on n' aura sans doute jamais autant parlé de finances, d'endettement et de relance. Les économistes ont pris possession des plateaux des journaux télévisés. Les reportages se multiplient, les directs aussi. Que l'on soit en faveur du oui ou du non on c'est bien de doctrine économique dont on débat dans les familles : rigueur budgétaire et réalisme d'un côté, relance par la dépense de l'autre. La " financiarisation " du dossier grec m'interpelle. Comme si la décision était uniquement budgétaire et ne pouvait avoir d'autre conséquences que celle de calmer ou agiter les marchés, de restaurer le crédit des États membres, de permette ou pas le redémarrage de l'économie grecque. 
Que les banquiers ne pensent qu'à l'argent c'est une chose. Que les politiques et les commentateurs raisonnent uniquement en Euros ou en dollars en est une autre. 

Sortir de la monnaie unique n'est pas qu'une question de créances à rembourser. C'est aussi une question de projet européen. L'appartenance à la zone Euro permet à un état membre d'être au cœur du système. En sortir c'est jouer en seconde division. Cela consacrerait l'idée d'une Europe à deux vitesses.
Pire, le retour de la Drachme signifierait un changement de frontière de l'union européenne. Cela vous semble farfelu ? Prenez une carte. Aujourd'hui l'union s'étend jusqu'au Bosphore. Des îles grecques (de la Crête, de Kos ou de Rhodes, nottament) nous ne sommes qu'à quelques miles nautiques de la Turquie, du Liban, de l'Egypte ou de la Lybie. La Grèce, comme Chypre, Malte et l'Italie était un point de passage des réfugiés Syriens ou Erytreens qui tentent d'entrer dans l'Union. Avec le durcissement de la politique européenne les réfugiés empruntent désormais une route terrestre qui passe plus au nord, via la macédoine et la Serbie. Si la Grèce n'a plus de raison (ni les moyens) de participer aux contrôles préparez vous à une autoroute de réfugiés qui viendra se jeter dans la mer ionienne. Les Italiens n'ont rien à y gagner. Et ça, c'est du concret. 
Exclure la Grèce c'est créer une poche de pauvreté alors que notre projet européen repose sur la promesse de prospérité. L'Europe aura failli, le rêve Européen ne mobilisera plus personne.  
Exclure la Grèce c'est redonner du poids à la Russie qui s'empressera de nouer des liens commerciaux privilégiés avec le potentiel futur-ex-état membre. 
Exclure la Grèce c'est ne plus avoir de moyen de tempérer ses relations parfois orageuse avec le voisin turc et prendre le risque d'une escalade aux portes de l'Europe. 
Ajoutez la présence de bases militaires (d'où croyez-vous que partaient les F16 qui frappaient la Lybie ?) et vous comprendrez que nos chefs d'Etat et de gouvernement feraient bien d'intégrer une bonne dose de géopolitique à leurs discussions financières. A moins que l'Europe, aveuglée par ses obsessions budgétaires,  ne se fasse, une fois encore  doubler par la Russie, la Chine ou les États-Unis... Cette fois-ci sur son propre continent. 



05 juillet 2015

Référendum : le combat des deux Aristote, ou le choix de civilisation


Quelque soit le résultat
du référendum ce soir, la consultation organisée aujourd'hui en Grèce marque un moment politique. C'est donc à cette république grecque, berceau de notre démocratie à l'occidentale, qu'il appartient de dire si oui  non, les peuples européens acceptent des programmes d'austérité économique au nom de l'orthodoxie budgétaire. Comme dans toute démocratie, c'est au peuple grec, et à lui seul, qu'il appartient de dire quelles sont les contraintes qu'il accepte d'endurer. Mais le débat déborde largement le cadre national, il suscite l'intérêt, l'enthousiasme, l'inquiétude ou la crainte. Nous avons bien compris que la question grecque donnera le "la" des prochaines années au sein du concerto européen.

Si le oui l' emporte, la politique économique européenne ne sera pas remise en cause. Il faudra faire avec l'effondrement probable d'un des états membres, le mettre sous perfusion, l'isoler de ses voisins et éviter la contagion. La métaphore est médicale : la Grèce est l'enfant malade de l'Euro, celui qui à force de se gaver d'une confiture à laquelle il n'avait pas droit est soudainement pris d'indigestion et soumis à la diète par le reste de la famille qui veut lui faire passer l'envie de recommencer. Le régime est d'autant plus drastique que la bêtise fut grande, quand on pique la confiture du voisin on ne peut s'attendre à ce qu'il vous en resserve. 

Si le non triomphe, Alexis Tsipras reviendra plus fort devant le conseil européen. C'est la logique de l'endettement des pouvoirs publics qui sera alors remise en cause. La découverte que les états membres peuvent s'affranchir de leurs obligations budgétaires et bancaires si leurs citoyens en décident ainsi. Depuis très longtemps les finances des États occidentaux vivent à crédit ce qui a pu laisser croire que le vrai pouvoir est dans les mains des détenteurs de créances. N'en déplaise aux donneurs de leçon : dans une démocratie le peuple a toujours raison. En cas de victoire du non il faudra bien que les créanciers consentent  a étaler les remboursements et à abandonner une partie des créances. Ce sera une leçon sévère ( le terme de correction n'est pas trop faible) pour les élites politiques économiques et bancaires (elles se mélangent souvent), qui oublient qu'elles agissent par délégation : le pouvoir qu'on leur confie dans le cadre d'une démocratie représentative (pour les politiques) ou dans le cadre d'un dépôt (lorsque je confie mes économies à la banque) n'est pas un pouvoir absolu et illimité dans le temps. Si le peuple ne comprend plus les politiques mises en œuvre en son nom c'est au minimum qu'on a manqué de pédagogie. Dans le pire des cas c'est qu'on a oublié de servir l'intérêt de ceux qui vous ont confié leurs suffrages ou leurs économies. 

Bien sûr le scénario du non  n'est pas sans danger. Il créera un précédent, d'autres états membres (dans la réalité presque tous) sont endettés et pourront bénéficier de la jurisprudence Tsipras. La zone Euro va s'affaiblir, perdre de sa crédibilité, le scénario d'un nouveau séisme bancaire n'est pas à  écarter. L'économie européenne sera moins puissante, peut être, mais c'est surtout le système bancaire et  monétaire mondial qui va tanguer.   A dire vrai il y a de quoi avoir quelques sueurs froides. Dans un monde où le voisin russe est ombrageux et où de vastes territoires du continent africain et du moyen orient  basculent dans les mains de  fous de Dieu (on écrirait bien fous tout court) nous aurions bien besoin d'une Europe forte, solide, unie. Le politique ne doit pas faire avec le monde tel qu'on le rêve mais avec le monde tel qu'il est. 

Depuis les années 1980 ce politique ne cesse de se soumettre aux demandes de l'économie. L'effondrement des grandes idéologies laisse la place à une interconnexion toujours plus grande. Faut-il continuer dans cette voie, parce que le marché assure la création de richesses, concourt à la liberté et que c'est bien le moteur de développement  le plus puissant ? Faut-il marquer un coup d'arrêt, que les peuples et leurs gouvernements reprennent le dessus et imposent régulation et contrôle ? Symbolisons le débat :  c'est Aristote l'armateur richissime (décédé en 1975, dont la fortune fut estimée à un milliard de dollars) contre Aristote le philosophe (qui dans l'Ethique à Nicomaque évoque la justice redistributive). On est pas loin du choix de civilisation. Il est assez savoureux que ce soit au peuple grec qu'il appartienne de trancher. 

30 mai 2015

Benoit Lutgen et le retour de la morale politique

C'est un geste fort. Il est logique et cohérent. Conforme aux déclarations des derniers jours. Encore fallait-il être capable de le poser sans trembler.
Le CDH a donc décidé d'exclure la députée bruxelloise Mehinur Ozdemir. C'est ce reportage de Loic Parmentier (RTL TVI) qui a mis le feu aux poudres. On y voit l'élue fuir ostensiblement les caméras pour éviter une question prévisible sur la reconnaissance du génocide arménien. Convoquée par le comité de déontologie pour s'expliquer Mehinur Ozdemir a bien dû reconnaître qu'elle ne souhaitait pas employer ce mot là, ni devant la presse, ni devant ses pairs. Le couperet est tombé : le refus de nommer la chose n'est pas conforme à la ligne du CDH.  Injuste estime l'élue dans un communiqué. 

Formellement ce n'est pas Benoit Lutgen qui a pris la décision mais le comité de déontologie du parti humaniste, présidé par Dominique Brion. Dans la pratique on imagine bien que le président du parti ne pouvait être tenu à l'écart ni de la convocation ni de la décision finale. 
Par cette opération Benoit Lutgen renforce son image d'homme de valeurs. On ne le prendra donc pas en défaut : ayant affirmé sur la Première   qu'un élu qui niait le génocide arménien serait exclu dans les 5 minutes, il a tenu parole. Indépendamment  du jugement que l'on porte sur le fond de l'affaire c'est une bonne chose que la promesse de l'interview  soit respectée. Cela redonne du crédit à la parole politique, ce n'est pas si fréquent. 

Ayant violemment reproché à Charles Michel de ne pas tenir ses engagements de campagne Benoit Lutgen ne peut se permettre d'être pris en défaut sur ce terrain-là. On connaît des partis qui ont pourtant transigé et s'en sortent avec un communiqué alambiqué. Ce soir le CDH peut se permettre de mettre toutes les autres formations démocratiques au défi. Il a tranché sans tergiverser et montrer une voix claire que les partis n'osent emprunter en temps normal. Les gardiens de la morale partisane préfèrent souvent  tolérer les brebis égarées  en  faisant mine de regarder ailleurs : une entorse à la ligne du parti se justifie toujours quand on occupe une niche électorale. 

La décision du CDH n'allait pas de soi : avec 3098 voix aux dernières élections régionales Mehinur Ozdemir devance des personnalités comme Hamza Fassi-Fihri ou Pierre Komapny. Surtout Benoit Lutgen et les siens ont le courage d'abattre un  symbole. Celui de la première femme voilée élue dans un parlement européen. Ce n'est pas rien, et on imagine bien que dans la communauté belge-turque le traumatisme sera grand et risque de coûter plusieurs milliers de voix. Il va falloir convaincre que ce n'est pas la différence ou le foulard que l'on vise. Au sein même du CDH la sanction pourrait ne pas faire l'unanimité. Il suffit d'écouter la fin de cette interview pour s'en rendre compte. 

Le président du CDH rompt aussi avec un héritage : celui d'un parti qui sous la présidence de Joëlle Milquet considérait comme vital de s'ouvrir aux communautés non-chrétiennes. C'est le flirt avec les accommodements raisonnables, la fréquentation des églises évangéliques, l'ambiguïté consciente ou subie, qui vient d'arriver à son terme. Benoit Lutgen le wallon refuse la stratégie  d'ouverture tous azimuts que Joelle Milquet la Bruxelloise imposait à un CDH pas vraiment convaincu. Retour aux valeurs européennes. Le CDH auberge espagnole c'est terminé, tout le monde descend. Calcul politique à la clef : cette posture "morale" pourrait faire gagner plus de voix en Wallonie qu'elle n'en faire perdre à Bruxelles. 

Les journalistes vont maintenant scruter la réaction des autres partis. Au PS tout d'abord, qui a clairement un train de retard. Mais aussi au MR, au FDF et à Ecolo. Quand on considère une valeur comme essentielle elle ne peut pas s'effacer au profit de calculs électoraux. C'est vrai aujourd'hui sur le génocide. On espère que cela le sera aussi demain pour l'islamophobie, l'antisémitisme, l'homophobie ou même le machisme et les populismes de tout poil. Qu'on ne tolérera plus que des élus s'enrichissent ou cumulent sans vergogne au prétexte qu'ils apportent l'un ou l'autre siège. La politique qui ne tourne pas le dos à la morale nous redonne le moral. Choisir entre ses convictions ou la compromission, Benoit Lutgen  l'a fait. Aux autres de suivre.