Au carrefour de la politique et de la culture... Belgique, Bruxelles, la communication, le pouvoir, les idées, le théâtre ou la musique ... le blog perso du journaliste Fabrice Grosfilley
22 août 2015
Thalys : trouver des mots pour décrire le mal
15 août 2015
Islam, racisme et überisation de l'info. Le sursaut journalistique est-il possible ?
C’est un Belge qui rapporte un pot de sirop parce-que la mention Halal figure désormais sur l’étiquette. C’est un Français qui entend servir du porc à tous les enfants qui fréquentent les écoles publiques de sa commune, petits musulmans inclus. C’est encore ce sénateur qui s’insurge quand un média donne la parole à une femme voilée. Ce sont ces élus, parfois de haut niveau, qui réfutent le terme d’islamophobie, parce qu’il implique la reconnaissance d’un racisme spécifique qu’ils refusent d’admettre. Ce sont ces commentaires, entendus au café du commerce ou dans les dîners de famille, lus sur les réseaux sociaux ou ailleurs, qui assimilent musulmans et délinquance.
Il faut être aveugle, d’une grande mauvaise foi (je parle de malhonnêteté intellectuelle pas de religion) ou être soi-même acquis à un racisme larvé pour ne pas constater, jour après jour, que notre débat public stigmatise l’islam et les citoyens qui ont posé le choix (car c’est le plus souvent un choix) d’être musulmans. Il faut être inconscient pour ne pas réaliser que ces brimades et vexations à répétitions sont les moteurs d’une division sans cesse croissante. Le rejet entraine le rejet. Ces expressions du racisme peuvent être accueillies d’un haussement d’épaules quand on a toute sa tête et confiance en l'avenir. Elles finissent par légitimer défiance et radicalisme quand on manque d’estime de soi et de perspectives. Racisme et djihadisme s'alimentent l'un et l'autre. S'il n’est pas rare que la victime du propos raciste soit plus intelligente que son auteur, on ne peut pas exiger qu’il en soit toujours ainsi.
Ce n’est pas neuf, mais les proportions du phénomène et sa répétition deviennent préoccupantes. Les quelques exemples cités en début d’article devraient vous en convaincre : la parole raciste est partout, décomplexée, libérée. Ce qui était un tabou dans les années 70 ou 80 est aujourd’hui revendiqué. Les racistes accusent ceux qui, comme moi, leur en font la remarque d’être des apôtres du politiquement correct. Investis d’une vision messianique, ils sont ceux qui disent la vérité et qu’on essaye de faire taire, une minorité éclairée qui assume l’idée d’un conflit de civilisations, ce vocable doux qui n’est que l’euphémisme de nos anciennes guerres de religion. Rejet et stigmatisation sont devenus un argument électoral porteur. Un discours qui forme l’ossature du corpus idéologique de grandes formations politiques, en France aux Pays-Bas ou ailleurs. L’extrême droite n’est plus une anecdote. Ses idées irradient aussi bien à droite qu’à gauche. Bien sûr, on peut rêver d’hommes d’Etat qui se dressent contre le populisme ambiant et qui prennent l’électeur à rebrousse-voix pour le tirer vers le haut. Ce serait oublier qu’en démocratie, la masse fait la vérité et qu’un parti finit souvent par préférer l’exercice du pouvoir au confort moral de ses grands hommes.
Si nous en sommes là aujourd’hui c’est peut-être parce que la presse l’a permis. Cet article est un appel aux confrères : ne négligeons pas le peu d’influence qui nous reste. Les journalistes ont baissé la garde, nous avons besoin d’un sursaut. En trente ans, le racisme a obtenu droit de cité dans nos colonnes, nos reportages, nos interviews. C’est la fin du cordon sanitaire, actée en France, en cours en Belgique. Ce sont ces leaders sulfureux de partis ouvertement sectaires et ces polémistes populistes qu’on invite à longueur de micro au nom de la diversité des opinions, quand ce n’est pas ouvertement pour l’audience. Ce sont des journalistes qui composent eux même des titres racoleurs ou écrivent des éditoriaux douteux. Ce sont de fausses informations, rumeurs, phantasmes qu’on duplique à l’infini pour faire le buzz et donc l’audience. Et bien sûr qu’on ne corrige pas quand l’information s’avère fausse. Ce sont ces commentaires haineux qu’on ne modère pas et qui deviennent la règle.
Non, le débat d’idée et la liberté d’expression ne passent pas nécessairement par l’insulte et la désignation d’un bouc-émissaire. Oui, l’acceptation de l’autre et un ton policé sont un indicateur d’intelligence et santé démocratique. La circulation des idées ne s’accommode pas de la propagande. Sans doute la jeune génération de journalistes est-elle moins conscientisée que ses prédécesseurs. Elle frôle parfois l’inconscience et j’ai entendu bien des journalistes m’expliquer que l’Islam était « un problème ». Ils auraient été licenciés sur le champ dans les années 70, ils ne sont plus guère sanctionnés aujourd’hui.
Conduire une rédaction n'est pas qu'une question de liberté, c'est aussi une affaire de responsabilité. Je ne vois heureusement pas de journaux faire des unes racoleuses sur le viol, la pédophilie, le cannibalisme ou l'esclavage. Sur l'islam et l'immigration, ils sont légion. Nous insinuons le doute et finissons par légitimer des propos illégitimes.
Le journalisme évolue avec la société qui l’entoure bien sûr. Il faut aussi y ajouter ce que l’on pourrait nommer « l’überisation » de l’information. L’essor de l’internet et la puissance des réseaux sociaux permet à chaque citoyen d’être émetteur ou amplificateur d’une information. Cela participe à la démocratisation du débat mais l’intervention des professionnels est aujourd’hui superflue ou anecdotique dans la production et la diffusion de ce que nous pensons être une information. Le choc fut rude pour la profession (crise de la presse, baisse de revenus, mutation profonde du métier) et pas tout à fait digéré encore.
Avec toutes les dérives imaginables,Facebook informe davantage de citoyens que n’importe quel quotidien. Alors que les taximen hurlent à la dérégulation et dénoncent les dangers d’un monopole derrière l’économie participative, la presse a déjà plié et propose ses contenus gratuitement en ligne. Nous nous alignons tous sur Facebook, ses contenus courts, ses titres accrocheurs, ses mots clefs qui permettent les référencements et les algorithmes qui décèlent les nouvelles tendances. Il n’y a plus d’argent pour les enquêtes de fond et plus de lecteurs pour les grands dossiers. Bousculé, le journaliste court après des lecteurs qui sont désormais ses concurrents directs. Au passé, je vérifiais puis j’informais. Au présent, je mets en forme et cherche le buzz. Présenter un monde binaire (nous les bons, eux les méchants), dénoncer, moquer, parodier, craindre, affoler, sont les verbes de l’information « überisée ». Au moins pour conduire un véhicule faut-il posséder un permis et une assurance. Pour écrire ou plus simplement partager un article, ce n’est même pas nécessaire. L’accident est pourtant si fréquent : surenchère, désinformation, vulgarité, haine de l’autre... mais tant qu’il ne s’agit que d’idées... Il n’y a qu’au moment de la collision frontale que nous en prenons, parfois, conscience. Réaffirmer avec force quelques valeurs phares, refuser les dérives nauséabondes, voilà qui différencierait à nouveau le journalisme de ce qui ne l'est pas. Une information se vérifie et toutes les opinions ne se valent pas.
Il y a quelques mois, nous étions (presque) tous Charlie. Cela signifiait que nous refusions qu’on tue un homme (ou une femme) au nom d’un dessin, d’une idée, d’une religion. La leçon s’estompe. On voudrait même se servir de l’attentat pour isoler le citoyen musulman du reste de l’opinion et camoufler le tout sous le vocable de défense de la laïcité. La laïcité, c’est la neutralité des institutions et le renvoi à la sphère privée de nos convictions philosophiques. Elle permet la tolérance et la coexistence, parce qu'elle distingue le citoyen (que nous sommes tous) du croyant, agnostique ou libre penseur (que certains sont). Ce n’est pas d’imposer du porc à de jeunes enfants qui fréquentent une école publique.
Forcer l’interdit alimentaire est une grande violence et il n’est pas utile d’avoir fait de grandes études de psychanalyse pour le comprendre. Ce que je mange, c’est ce que je suis. Il ne nous viendrait pas à l’idée d’imposer un steak saignant à ceux qui font le choix d’être végétariens. Nous comprenons que c’est absurde, arbitraire et violent. Il se trouve des individus dont la vision du monde accorde moins de facilités aux enfants musulmans qu’aux adeptes du Vegan.
Il nous faut donc visiblement le rappeler sans cesse : les jeunes nés en Europe sont européens. Ils n’ont pas à s’assimiler ou s’intégrer et les mêmes lois s’appliquent à eux comme autres. Que leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents viennent d’ailleurs ne leur donne pas moins (ni plus) de droits. Qu’ils embrassent une religion ou pas non plus. C’est le rôle des politiques, des éducateurs et des journalistes de l’expliquer.