19 juin 2017

Le(s) principe(s) de Benoit Lutgen

Physique de beau gosse, caractère combatif, regard ténébreux, voix de basse (pas autant que Denis Ducarme mais presque). Quand ils doivent écrire ou parler sur Benoit Lutgen les commentateurs politiques sont souvent démunis. La plupart ne le connaissent pas bien. Souvent ils ne l'estiment guère. Alors ils alignent les poncifs et les lieux communs : la ténacité ardennaise, l'homme au chien, le cauchemard de Charles Michel ou le brutus de Joëlle Milquet. S'il est difficile à cerner c'est parce que Benoit Lutgen ne laisse pas facilement approcher. L'homme est solitaire, cache quelques blessures profondes et n'a pas beaucoup d'estime pour le microcosme politico-médiatique de la capitale, qui le lui rend bien. 

Pourtant il en était bien de ce microcosme. C'était il y a une quinzaine d'années, une autre époque, et pour lui, une autre vie. Celle de secrétaire général d'un parti alors présidé par Joëlle Milquet. Avec Alain Raviart, Eric Poncin, François-Xavier Blampain, Celine Fremault et quelques autres petits jeunes, Lutgen fait partie de la garde rapprochée. Ils secouent le vieux PSC, le transforment en CDH, partent à l'assaut de Bruxelles, s'ouvrent aux communautés comme on dit, et pensent avoir enrayer la lente érosion des partis sociaux-chrétiens. Le groupe est pourtant moins soudé qu'il n'y paraît. Lutgen retourne vers la province du Luxembourg et s'éloigne de Bruxelles. Les liens se distendent, chacun son parcours et  ses priorités. La rivalité remplace l'amitié. En 2004 Benoit devient ministre de l'environnement et de l'agriculture. Il a 34 ans, il est à la fois proche de Joëlle Milquet et son principal concurrent. Il l'admirait, elle finira par l'agacer. En 2009 ils se présentent en ticket à la présidence, passage de témoin en douceur, il durera deux ans, mais passage de témoin quand même, et contrairement aux apparences Joëlle n'a pas eu le choix. 2012, Lutgen est confortablement élu bourgmestre de Bastogne. Sa reconversion est assurée, la présidence du parti peut désormais lui échapper. Une génération chasse l'autre, Maxime Prévôt se prépare à son tour. Voilà pour le parcours. 

Depuis 2011 Benoit Lutgen assume donc la présidence. Avec son style. Pas fan des médias, même si la TV ne le dessert pas. Pas dans la séduction, ni avec l'opinion, ni avec les autres formations. Pas vraiment dans l'émotion. Pas dans l'accumulation de propositions. Pas dans l'hypertechnicité. Un anti-Joëlle en quelque sorte. Elle avait tressé un axe fort avec Elio Di Rupo. Question de programme et de personnes. Lui est plus à droite et plus wallon. Il n'ose pas dénoncer  l'héritage, mais ne l'endosse pas vraiment non plus. Pourtant en 2014 il renouvelle le bail avec les socialistes. Majorités régionales à Bruxelles et en Wallonie. Le MR  pris de vitesse dans les régions, se précipite dans les bras de la NVA au fédéral et le CDH refuse d'en être. Question de principe : pas de négociation avec un parti separatiste. Sur les plateaux de télévision le président du CDH attaque violemment son homologue du MR, l'accusant de mensonge. Ne pas trahir les engagements faits devant l'électeur. Lutgen en fait une question de morale politique. Il a trouvé son positionnement. La politique, oui, mais avec des principes. Ce sera désormais sa ligne de conduite et sa marque de fabrique. 

Nous sommes trois ans plus tard. Benoit Lutgen annonce donc qu'il ne veut plus gouverner avec les socialistes. L'accumulation des affaires a eu raison de l'alliance rouge-romaine. Le samu social "c'est dégoûtant" dit-il sur le plateau de la RTBF. Le terme, à la limite du populisme, est un clin d'œil à l'électeur en colère. Et le président humaniste de tendre la main à ceux qui veulent se passer du PS. Au MR on savoure. Menteurs en 2014, sauveurs  en 2017. Toujours au nom des principes. Par deux fois Benoit Lutgen a donc pris les commentateurs et ses potentiels partenaires  à contre-pied. Parce qu'en politique on raisonne d'abord par intérêt, le nombre de ministres, le rapport de force, les alliances, les retombées... alors que Lutgen a mis un principe moral dans l'équation, défiant la logique de notre petit monde. Le bon sens luxembourgeois contre les calculs des instituts d'études. Quitte à paraître versatile et même un brin casse-cou : le changement de majorité n'est pas gagné d'avance. 

Ca c'est pour les apparences. Car en réalité ce retournement de situation est bien plus censé qu'il n'y paraît. L'accumulation des révélations a terni durablement l'image du PS. La contre-attaque d'Elio Di Rupo sur le decumul alors que le problème est celui d'élus qui s'enrichissent à des fins personnelles était une tentative de diversion maladroite. S'en dissocier ne fera pas de tort au CDH. Surtout Lutgen a sans doute compris mieux que d'autres à quel point la crise est profonde et  la distance entre les citoyens et leurs représentants  plus proche de l'abîme que du fossé. Il a observé le score d'Emmanuel Macron et de ses candidats à la présidentielle et aux législatives françaises. Il a compris que nous étions à la veille d'un séisme comparable en Belgique francophone. Il y avait une place à prendre, en rupture avec les partis traditionnels.  La fondation "Ceci n'est pas une crise ", l'une ou l'autre personnalité, des jeunes ou des anciens, peu importe... le "degagisme", cette volonté de chasser les tenants de l'ordre actuel allait se manifester au centre, comme elle se manifeste déjà à gauche avec le PTB. En provoquant le Big Bang Benoit Lutgen se donne une chance de sauver son parti. Ne rien faire était se condamner à couler lentement mais sûrement. En se repositonnant  vers la droite il opère un glissement qui évite de laisser trop d'espace à une initiative du type "En Marche". Dans cette course d'occupation de terrain il fallait tirer le premier. Lutgen l'a fait. Si vous aviez oublié que les élections communales ont lieu dans 15 mois les partis, eux, ne l'oublient pas. Un coup d'éclat avant les vacances d'été est le meilleur moyen d'imprégner l'opinion. Le CDH opère un descotchage tonitruant et piège Défi et Ecolo : celui qui refusera de négocier apparaîtra comme l'allié des socialistes et héritera du sparadrap. L'opération, si elle réussit, sera systémique. Il y a un an encore le MR semblait isolé, condamné à l'opposition faute de partenaire. C'est désormais le PS qui se trouve dans la position de l'indésirable.

Provoquer l'événement avant qu'il ne vous bouscule est donc une autre clef de lecture de la personnalité de Benoit Lutgen. Prendre des risques, agir, sans avoir nécessairement pesé toutes les conséquences du geste posé. Le chemin vers une nouvelle majorité peut sembler étroit, la pulsion paraître suicidaire. Si il échoue à former de nouveaux gouvernements, Lutgen sera celui qui a débranché la prise. Jamais bon pour les élections. À première vue cela semble d'ailleurs loin d'être gagné. Les propos sont agressifs. Défi, par la voix de Didier Gosuin veut renvoyer "les partis traditionnels" à leur turpitudes, CDH compris. Ecolo s'indigne d'une crise sans préavis et d'un renversement d'alliance qui n'aurait pas de sens. Seul le MR accepte ouvertement la main tendue. Tout le monde ou presque tape sur le président du CDH. Cela aussi ce ne sont que des apparences. Sans doute que certains présidents de parti ont été pris par surprise, et qu'il y a un peu de colère dans ces premières réactions. Mais, il y a de la tactique aussi. Il ne faut pas laisser Lutgen trop profiter de son opération. Pas qu'il apparaisse comme celui qui va moraliser la vie politique. Pas laisser croire que l'opération est gagnée d'avance. C'est un classique de la formation des coalitions. Ne pas donner l'impression qu'on rêve d'en être est le meilleur moyen d'aborder une négociation. En politique, un principe peut en cacher un autre








10 juin 2017

La rivalité Mayeur-Close, quand c'est Laurel qui maltraite Hardy

Retour de balancier, revanche, retournement de situation : les expressions ne manquent pas.  En succédant à Yvan Mayeur au poste de bourgmestre de Bruxelles Philippe Close s'assied dans un fauteuil dont on pensait il y a quelques semaines encore qu'il lui échapperait à tout jamais. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé de le briguer. 

Retour en arrière. Pour comprendre ce qui vient de se jouer en quelques soirées il faut remonter à l'élection de Freddy Thielemans. Nous sommes en octobre 2000, la campagne des communales est tendue. François-Xavier De Donnéa, le bourgmestre libéral sortant incarne une certaine idée de la capitale du royaume : ordre, distinction, prestige. En face les socialistes mènent campagne sur le thème d'une ville moins guindée, où le vivre ensemble et le sens de la fête trouveraient droit de cité. L'une des polémiques de la campagne oppose le bourgmestre à Carl De Moncharline, propriétaire de boîte de nuit, qui figure sur la liste socialiste, au sujet des autorisations et horaires d'ouverture de son établissement. Refaire de Bruxelles une ville festive, est un mot d'ordre électoral et  reste jusqu'à aujourd'hui le credo de Philippe Close. 

Au lendemain de la victoire de Thielemans c'est la répartition des rôles dans les camp socialiste. Yvan Mayeur, assistant social qui aime rappeler qu'il est né dans les Marolles garde la présidence du CPAS qu'il occupe depuis 1995. Depuis 1999, il cumule même avec un poste de député fédéral, ce qui lui offre une double exposition locale et nationale. Une surface qui en fait le numéro 1 socialiste de fait  tant que le maiorat est dans d'autres mains. Freddy Thielemans, qui après un bref intérim a l'hôtel de ville lors de la démission de Michel Demaret (PSC, emporté par un scandale, il n'y a donc rien de neuf sous le soleil bruxellois pour ceux qui ont un certain âge et un peu de mémoire)  s'était replié au parlement européen a donc besoin d'une équipe solide pour faire contre-poids. Le nouveau bourgmestre, qui fut échevin des beaux-arts et de l'instruction publique, est connu pour son goût des langues et de la bande dessinée (érotique de préférence), sa gouaille et sa bonhommie. Même s'il se révélera ensuite très à l'écoute des forces de police, il lui faut un adjoint qui travaillera dur et gérera l'essentiel, en toute confiance : ce sera Philippe Close. Celui-ci vient de faire un remplacement au service communication du boulevard de l'Empereur, Elio Di Rupo croit en lui. 

La rivalité Close-Mayeur devient rapidement visible. Depuis le CPAS Yvan Mayeur tisse sa toile. Le centre d'aide sociale ne se contente pas de distribuer des allocations, il a sa propre politique. Le CPAS, une fois ses finances redressées (c'est à mettre à l'actif d'Yvan Mayeur) est ainsi en  mesure de contruire des logements et de participer à l'aménagement  la ville  par une ambitieuse politique de rénovations (c'est le premier propriétaire foncier de la capitale avec des biens dans l'ensemble de la région) ou encore d'agir dans le domaine de la santé par le biais de l'Hopital Saint-Pierre qui dépend de lui. Rendre service, aider, proposer des logements et des emplois, c'est dans l'ADN d'un président de CPAS. Le faire en fumant le cigare et en portant des costumes chics mais décontractés est dans celui d'Yvan Mayeur. Travailleur, visionnaire, mais aussi solitaire et un poil dogmatique le jeune homme plait à Laurette Onkelinx, qui le soutient  sans réserve.

À la ville Close applique le programme festif. En 2002 il lance Bruxelles-les-Bains. Viendront ensuite Plaisirs d'Hiver, la fête de la BD, le Brussel Summer Festival. Le succès populaire est au rendez-vous. À la réélection de Thielemans en 2006 l'ancien chef de cabinet entre dans la lumière en prenant le costume d'Echevin du Tourisme, l'occasion de communiquer à chacun des événements qu'il organise. Close est le dauphin désigné de Thielemans, les deux hommes ne s'en cachent pas. Chaque coupure de ruban, chaque bilan d'un grand événement est une occasion de populariser son image et son savoir-faire. 

À la raideur de Mayeur s'oppose la jovialité du tandem de l'Hotel de Ville. Close-Thielemans, mêmes rondeurs, même combat. L'échevin en rajoute même un peu pour ressembler à son aîné, imposant sa silhouette au Meyboom et dans les confréries bruxelloises. Mayeur cultive une image plus intello, criant à qui veut l'entendre qu'il rêve d'une statue d'Anish Kapoor sur son piétonnier. Au premier le bruxelles historique et populaire, au second les bobos nouvelle génération.  Ni l'un ni l'autre ne sont tout à fait  ce qu'ils prétendent être. On a plus souvent vu Yvan Mayeur aux grands concerts pop qu'à la Monnaie, et Philippe Close achète plus de disques de rock, tendance guitares saturées, que d'albums du Grand Jojo (il joue également au rugby, qui, sous les latitudes bruxelloises, n'est pas vraiment un sport populaire). 

Ce second mandat de Freddy Thielemans est celui où tout se joue.  Lors de la campagne de 2012 on sait bien que le bourgmestre socialiste ne terminera pas son troisième mandat. En 2008 Yvan Mayeur a vu s'évanouir ses rêves de devenir ministre fédéral, toute son énergie sera dorénavant pour le niveau local. Puisqu' Elio le boude il se rapproche encore davantage de Laurette. Celle-ci est désormais présidente de la fédération bruxelloise. Avec son soutien il  veille à bien contrôler la section locale. Di Rupo se désintéresse de la question, Close est dépassé. Mayeur devient le successeur officiel. L'échevin du tourisme avait pensé à soigner son image dans l'opinion, le président du CPAS l'a surpassé dans la maîtrise de l'appareil partisan. 
Juin 2012 la section locale entérine la liste : Thielemans, Hariche, Mayeur. Close relégué en 5ieme place a perdu la partie. Un temps son nom circule pour prendre la ministre-présidence Bruxelloise, mais une interview calamiteuse au Soir donné par le tandem (histoire de paraître unis et de médiatiquement enterrer la hache de guerre)  ruine ses dernières chances lorsqu'il s'exclame "nous ne sommes pas le hainaut", s'attirant les foudres des camarades wallons (Close est pourtant d'origine liégeoise). Ce sera Rudi Vervoort pour succéder à Charles Picqué. À la Ville comme à la Région Close n'est pas le premier choix d'Onkelinx. 

Au lendemain des communales le PS bruxellois change de partenaire et opte pour une coalition laïque avec les libéraux. Joëlle Milquet, renvoyée dans l'opposition fulmine.  Apres le scrutin Thielemans fait un peu traîner les choses, Mayeur s'impatiente mais fini par accéder au maiorat fin 2013. Fidèle à son tempérament il s'empare de la majorité en style bulldozer. Piétonnier, stade national, parkings ou autre, les grands dossiers seront désormais gérés par le duo Mayeur-Courtois. Philippe Close et Karine Lalieux, priés de se contenter d'un second rôle. 

Mayeur triomphant, Close grimaçant. En privé les deux hommes ne font pas mystère de leur inimitié. Yvan Mayeur voit la main de Philippe Close derrière les articles qui l'accusent d'autoritarisme. Les journalistes n'ont pourtant pas besoin d'un informateur pour se documenter, il leur suffit d'observer. En 2016, soit moins de 4 ans après son arrivée à l'hôtel de ville, Mayeur a mis la main sur la rémunératrice présidence de Vivaqua, sur celle de la  coupole qui regroupe les hôpitaux publics bruxellois, et surtout, humiliation suprême, sur celle de Bruxelles Major Évent, le bureau qui chapeaute les grands événements. Bruxelles les Bains, Plaisirs d'Hiver, tous les bébés de Close sont désormais sous son autorité. Rita Glineur, sa chef de cabinet est devenue présidente de la locale. Mayeur étend son influence, celle de Close se raccrapaute. Et si les deux élus nous font penser à Laurel et Hardy, la dynamique du duo bruxellois est inversée. Dans le couple  comique de la fin du cinéma muet et des débuts du parlant, le gros humiliait le petit dont la souffrance déformait un visage grimaçant. À l'hôtel de ville c'est le plus sec qui avait fini par dicter sa loi au plus enrobé. Lequel prenait petit à petit la fuite vers la musique pour oublier la politique. Jusqu'à la semaine dernière. 

04 juin 2017

Mårten Spånberg : la danse condamne la routine et l'ennui

À gauche, sur une table basse, d'immenses bougies à moitié consumées. Sur le sol, des tasses de cafés renversées. À leurs fonds brunâtres on devine qu'elles ont été consommées. Sur le côté une fenêtre donnant sur la forêt. C'est le décor de "Gerard Richter, une pièce pour le théâtre" , pièce chorégraphique montée par Mårten Spånberg au KVS pour le Kunsten Festival des Arts. Les gradins sont éclairés, ils le resteront tout au long des 2h40 que dure le spectacle.  

Les danseurs traversent lentement l'espace. Les pas sont lents, les visages fermés. Deux personnages assis commencent un dialogue. On y parle de mort. De maladie, de sexe, de rapports parents-enfants, de rencontre et surtout  de culpabilité. C'est un texte par bribes, sans cesse répétés. Quand deux danseurs se taisent, deux autres, quelques minutes plus tard, reprennent la conversation. On décale d'une phrase ou deux, on change les interprètes, un homme, une femme, deux hommes, deux femmes, mais ce sont les mêmes propos, toujours, qui reviennent. L'interprétation est neutre, sans intonation, sans éclat de voix. Derrière les danseurs esquissent des mouvements, la musique perce du fond de la scène, mais toujours la parole reprend le dessus et accapare notre attention. Comme une discussion dont on saisit bien qu'elle évoque des faits graves mais qu'une répétition abusive précipite dans la banalité. À force d'entendre les mêmes phrases en boucle, le drame relaté n'a plus d'odeur. Pire, il finit par nous irriter au lieu de nous émouvoir. 

Les danseurs ont la quarantaine, hommes et femmes. Ils portent des costumes de loisirs, vêtements de sports et chemises colorées  d'une classe moyenne en quête de loisirs et de soleil. Comme si la gaité  de l'habit pouvait soulager de la grisaille de nos existences qui tournent en boucle. 

Mårten Spånberg est un chorégraphe exigeant. L'an dernier son "Natten", également présenté au festival, durait 7 heures. À l'évidence il n'aime pas faire court. Il devrait, pourtant. Après une heure de spectacle les premiers spectateurs quittent la salle. C'est vrai que le propos aurait pu être ramassé. La lecture resserrée, même si on comprend bien l'intention : cette répétition inlassable nous fait glisser vers l'ennui, puis vers l'indifférence. Le deuil c'est l'oubli nous explique la pièce,  ou plus exactement "vivre avec mais sans affects". Mais la danse n'est pas le théâtre, et les danseurs ne sont pas comédiens. 

Quand aux deux tiers du spectacle les narrateurs se taisent et redeviennent danseurs, le tableau est pourtant  de  toute beauté. Mouvements collectifs fluides, postures gracieuses. Les paumes ouvertes, ou le poing tendu, les bras s'ébrouent en vagues successives, les corps écrivent des arabesques, les gestes inspirés de la vie quotidienne sont sublimés. Le chorégraphe et ses danseurs offrent un moment de pure beauté. Les mouvements deviennent plus amples, le rythme plus rapide, la synchronisation impeccable. Le moment de grâce ne dure pas. La recitation reprend, les gestes redeviennent lents, la musique reste lointaine. Comme nos vies qui s'écoulent si lentement, prisonnières d'une routine si répétitive, un quotidien immuable recommencé chaque jour, en chemin vers une mort toujours certaine. Des bougies qui brûlent lentement et ne peuvent que s'éteindre. Des tasses de cafés qu'on ne peut que vider. Une litanie  dont seule la danse nous  permettrait de sortir.