27 novembre 2018

Emmanuelle Praet : les médias, la politique et les fake news

C’est une curieuse séquence, mais elle est sans doute symptomatique de la confusion qui s’est emparée de notre époque. Emmanuelle Praet, journaliste de presse écrite reconvertie en chroniqueuse  de radio et  télévision (et conseillère en communication sur le côté ) est donc suspendue par RTL-TVI à la suite d’une sortie très approximative sur la fiscalité verte et défendue depuis lors par une partie du public et du monde politique qui demande sa réintégration. Que le cœur de la chroniqueuse penche très nettement à droite et que ses soutiens, qui vont de Théo Francken à Charles Michel, appartiennent à cette famille de pensée n’est pas une surprise et n’est pas le problème. En revanche les propos de la chroniqueuse et les arguments de ceux qui demandent sa réintégration méritent qu’on les décortique. 

Les faits d’abord. Lors d’un débat sur les gilets jaunes Emmanuelle Praet a donc lié le vote en faveur d’Ecolo avec la hausse de la fiscalité verte en général et sur l’essence en particulier. Outre qu’elle se pose en donneuse de leçons et indique aux citoyens en face d’elle, en adoptant une posture infantilisante, qu’ils n’ont quece qu’ils méritent, elle commet à mon sens une double erreur. 

D’abord une erreur factuelle. La fiscalité de ce pays relève du niveau fédéral. La dernière hausse des accises sur le diesel a été décidée par le gouvernement Michel dans le cadre du tax shift (moins d’impôts sur le travail compensé par des hausses de la fiscalité ailleurs, notamment sur les carburants) en 2015. La seule participation des écologistes à une majorité fédérale remonte au premier gouvernement de Guy Verhofstadt (1999-2003). Il y a 15 ans. Aujourd’hui ce parti n’est présent à aucun niveau de pouvoir. Faire porter la responsabilité des taxes actuelles sur un parti d’opposition est au mieux un niveau de connaissance politique extrêmement faible et indigne d’une personne rémunérée pour commenter l’actualité, au pire une entreprise franche de manipulation de l’opinion. 

Ensuite une erreur de positionnement. Le rôle d’un commentateur est d’éclairer le débat. Il ne s’agit pas simplement d’apporter son opinion, mais de développer des arguments, d’apporter des exemples, de s’appuyer sur des données pour pouvoir défendre une idée face à une autre. Appeler de manière aussi outrancière (sans argument  et sur une  base erronée)  à ne plus voter pour un parti (ou un ensemble de partis, puisqu’en lisant certains commentateurs éclairés j’apprends qu’Emmanuelle Praet visait la gauche en général ) n’est plus du commentaire mais de la militance. L’ancienne journaliste avait donc quitté sa fonction de chroniqueuse pour devenir porte-parole. Il n’est donc pas illégitime de la ramener à la position qu’elle adopte : face aux gilets jaunes Emmanuelle Praet était une citoyenne parmi les autres. Sa parole n’avait pas le recul et le regard analytique qu’on est en droit d’attendre d’un commentateur. 

En prenant la défense d’Emmanuelle Praet le monde politique joue donc  un jeu dangereux. Il consiste à dire que ce n’est pas l’argumentation ou le rapport à la vérité qui compte, mais bien le profil idéologique. Que peu importe la qualité du débat, pourvu que ma position y soit représentée, et si possible gagnante. Vouloir s’immiscer dans la gestion des médias est un réflexe malsain. Une pulsion autoritaire qui voudrait s’assurer que le droit à la critique est aussi réduit que possible. Depuis une 30aine d’années nos partis  politiques (et les libéraux francophones y ont bien participé) ont pourtant fait de grands progrès en matière de dépolitisation de l’information. Pour vivre les choses désormais de l’intérieur je peux attester que  les processus de nomination à la RTBF sont désormais plus  clairs et transparents, et que c’est la qualité du projet du candidat qui prime quand il y a un poste a pourvoir au sein de la rédaction. Même si à intervalles réguliers la tentation de vouloir contrôler, exclure, promouvoir tel ou tel journaliste en grâce ou en disgrâce s’exprime. La responsabilité première d’un rédacteur en chef est bien de résister aux pressions et protéger ses journalistes tant qu’ils sont indépendants, même si cette indépendance dérange, et de les sanctionner quand ils ne le sont plus. Que les politiques se rêvent rédacteurs en chef et souhaitent désormais s’immiscer dans la gestion d’un média privé n’est pas forcément un progrès. On commence par une interférence, on termine dans l’ingerence.&nbsp


En journalisme l’indépendance et l’exigence de vérité sont deux valeurs cardinales. Je dis bien l’indépendance et pas la neutralité : on ne demande pas à un journaliste et encore moins à un chroniqueur de ne pas avoir d’opinion. On lui demande de pouvoir l’étayer et d’apporter un éclairage qui bénéficiera à toute son audience. Bien sûr le commentateurs se base sur des valeurs et défend une vision du monde ; c’est la condition du débat, sinon tous les commentateurs diraient la même chose et nous vivrions sous le règne de la pensée unique. Mais on demande au commentateur de pouvoir écouter, d’avoir un sens critique  et de se prononcer en toute bonne foi.  Quand on en appelle à voter pour ou contre, on est plus commentateur, on devient acteur. Ceux qui défendent Emmanuelle Praet aujourd’hui veulent-ils que les commentateurs de demain puissent dire qu’il faut voter pour les  mauves ou les turquoises ? Si oui, autant remplacer les chroniqueurs par des  politiques, ce sera plus clair et le public saura à quoi s’en tenir. Et si tous les coups sont permis, y compris dire n’importe quoi sur un plateau TV, sans aucun recadrage possible, autant admettre que nous sommes effectivement entrés dans l’ère de la post-vérité. Quand on défend ceux ou celles qui les énoncent ou les propagent, il est inutile de prétendre lutter contre les fake news.

15 octobre 2018

 Communales : 5 enseignements pour la presse et les partis politiques 

C’est l’usage après chaque élection : tenter de tirer les enseignements de scrutin. Politologues, journalistes, éditorialistes ou commentateurs de tout poil s’y exercent avec plus ou moins de talent. Les mauvaises habitudes ne se perdent pas facilement : puisque j’ai longtemps officié dans ce registre pour mes employeurs précédents, je ne résiste pas à la tentation d’ajouter ma petite contribution, en me concentrant sur le traitement médiatique de l’actualité politique. 

Les sondages ne visent pas juste 

 C’est une constante. Avant chaque scrutin les instituts de sondage sous-estiment le score du Parti Socialiste. Depuis 20 ans que j’observe la vie politique de près côté francophone cela se vérifie à chaque fois. Cela ne veut pas dire que le PS réalise un bon score, loin de là, il n’a même jamais été aussi bas en Wallonie, mais la bérézina annoncée n’a pas eu lieu. Les sondeurs n’ont pas vu non plus que le Mouvement Réformateur serait sanctionné. En revanche, ils avaient bien anticipé la percée du PTB, même si celle-ci avait été un petit peu surestimée ces derniers mois, ainsi que les difficultés du CDH. 

Les bourgmestres cachent la forêt, ou son absence 

Dans une soirée électorale il faut savoir communiquer. Surtout quand les résultats ne sont que partiellement connus ou en grande partie défavorables. Le CDH aura réussi à sauver les meubles à grand coup de symboles. Alors que le parti centriste/humaniste est en net recul, le maintien de Bastogne et Namur dans son giron suffit à faire passer la soirée de la case dépression à la case soulagement. Cette perception n’est pas forcément correcte : il y a bien le feu dans la famille CDH. 

Le MR n’a pas cette chance : la perte de 3 mayorats en région Bruxelloise et quelques déconvenues en Brabant-Wallon, fief bleu par excellence, disent assez bien que le parti du premier ministre est en difficulté. 

Côté vert la multiplication des bourgmestres (une dizaine, c’est la progression qui est significative pas la valeur absolue) est plus qu’un symbole de soirée électorale. C’est une perspective d’enracinement plus durable dans la vie politique locale, qui a souvent été le talon d’Achille de ce parti et l’une des causes de son instabilité électorale (accessoirement cela va recréer de l’emploi pour un parti qui en avait beaucoup perdu, je sais, vous n’y pensiez pas, mais c’est ça aussi la politique). 

Enfin si on souligne beaucoup la percée, réelle, des verts, celle du PTB n’est pas moins spectaculaire. Mais l’absence de bourgmestre du parti de la gauche de la gauche et sa difficulté à monter dans des exécutifs rendent cette progression moins tangible. 

L’immigration n’est pas un sujet local

Les sorties à répétion de Théo Francken sur le sujet.   Les sondages qui reviennent régulièrement sur la thématique. La stratégie délibérée de la NVA de faire de « l’identité » un thème de campagne. La forte présence du Parti Populaire sur les reseaux sociaux. La radicalisation du discours, y compris au MR, sur le sujet, par exemple chez Alain Courtois. Le débat sur le port du voile ou les écoles musulmanes qui reviennent aussi souvent qu’une tarte à la crème sur le visage de BHL au début des années 2000. L’hysterie médiatique autour de ces thématiques censées faire vendre du papier ou gagner des points d’audimat, avec un affolement généralisé autour des listes Islam par exemple. Tout cela n’aura pas profité aux promoteurs de ces questions. La NVA se tasse et le MR recule, Alain Courtois est clairement sanctionné, le parti Islam perd ses quelques élus. La paranoïa identitaire est hors sujet pour les élections communales. À Bruxelles 3 bourgmestres sont désormais issus de familles dont l’histoire est liée aux grandes vagues d’immigration, tout un symbole. Le parti qui semble le plus proche des citoyens qui accueillent des réfugiés (je veux parler d’Ecolo) sort  grand gagnant. En Flandre les électeurs les plus radicaux ont préféré retourner vers le Belang. Les partis comme les médias qui font leur choux gras des questions d’immigration devraient prendre le temps de faire un arrêt sur image et un brin d’introspection (je sais que c’est un vœu pieux et qu’on sera reparti dans ces travers dans trois mois mais c’est mon côté utopiste). 

N’est pas tenor qui veut 

La suppression de l’effet  dévolutif de la case de tête et la désignation du Bourgmestre au plus fort score dont désormais sentir leurs pleins effets en Wallonie (la région bruxelloise n’a pas adopté les mêmes règles). Et cela fait des victimes. Au PS Elio Di Rupo est déboulonné (volontairement ou pas, on demandera le renfort d’un psychanalyste) par Nicolas Martin et surtout Rudy Demotte écarté par son camarade  challenger Paul-Olivier Delannois.Au CDH René Collin ne sera pas bourgmestre. Au MR François Bellot et Pierre-Yves Jeholet sont battus, tout comme Marie-Christine Marghem. Au delà d’une sanction, claire, des ministres et donc des politiques mises en place au fédéral et à la région wallonne, c’est la confirmation que la Belgique est une terre de municipalistes. Il vaut mieux avoir un ancrage local puis se lancer à l’assaut d’une carrière ministérielle que prétendre faire le parcours dans l’autre sens ... souvent l’inverse de ce qui se passe en politique française. Le parachutage n’est pas dans les coutumes belges et l’absence du terrain local pour cause de ministère rédhibitoire. 

La Belgique a deux boussoles 

Un tassement du PS largement compensé par la percée écologiste et le grand bond en avant du PTB. Une sanction du MR et du CDH : l’électeur francophone pose clairement un choix de gauche. Les partis dit « progressistes » sortent renforcés au sud du pays.

Un tassement de la NVA largement compensé par le rebond du Vlaams Belang, un bon comportement du CD&V, un recul du SPA, le PVBA qui ne décolle pas : l’électeur flamand fait le choix de la droite, parfois même de la droite radicale, avec une gauche qui n’a plus voix au chapitre. 

Ces deux choix de société, à l’opposé l’un de l’autre, augurent de négociations difficiles si les choix locaux se confirment lors des scrutins régionaux et nationaux de l’an prochain.  Vouloir informer, débattre, analyser en adoptant un point de vue national devient mission impossible. 

14 octobre 2018

On peut être à la fois au groove et au Moulin

C’est le temps des hommages. Dix ans après la disparition de Marc Moulin on célèbre à la fois l’homme de radio, le producteur et le musicien. Ce samedi soir à Flagey c’était mieux qu’un double hommage, un pont entre les musiques et les générations.
En première partie Philip Catherine recrée l’album Stream. Il faut savourer la portée historique de ce moment. Certes Stream a été enregistré à l’époque avec Marc Moulin aux claviers, il signe d’ailleurs plusieurs compositions, et c’est la (bonne ) raison pour laquelle Flagey et Musique 3 ont demandé au guitariste de le recréer fidèlement sur scène. Mais c’est aussi et surtout le premier album de Philip Catherine sous son nom et l’hommage devient double (on ne souligne pas assez qu’après la disparition de Toots Thielemans il est le dernier monstre sacré du jazz belge, à la fois sensible instrumentiste mais aussi formidable compositeur). La collaboration entre Catherine et Moulin se poursuivra. Trois ans après Stream, Marc Moulin produit « September man », l’album qui lance Philip sur la scène internationale, et qu’on a pu découvrir en live cet été au Middelheim à Anvers avec les musiciens d’époque dont un Palle Mikkelborg bluffant de grâce. Au total Marc Moulin produit 4 albums de Philip Catherine (Stream ayant été produit par un certain ... Sacha Distel).
Ce samedi soir seul Philip Catherine était donc encore sur scène pour interpréter une musique qui reste imprégnée du son et des rythmes de l’époque (on est en 1971 et l’influence du jazz rock est explosive ) mais il a su, comme souvent, s’entourer de musiciens qui rendent grâce à l’album d’origine. Un bluffant Federico Pecorari à la basse électrique, un toujours aussi véloce Stéphane Galland (on a écrit un jour sur ce blog que le batteur d’Aka Moon battait double , l’impression se confirme à chaque fois ) Dree Peremans assurant le trombone et Nicola Andrioli, toujours sensible, relevant le lourd défi de remplacer Marc Moulin.
Comme toujours la musique de Catherine est aérienne et lyrique... la reprise de « Marc Moulin on the beach » , morceau qui ne figure pas sur l’album mais écrit plus tard étant sans doute le moment le plus touchant.
Le jazz, mais pas seulement, et peu importe l’étiquette. Marc Moulin ne se résume évidement pas à ce jazz qui, bien que novateur a l’époque, sonne si classique aujourd’hui. La claque viendra donc en seconde partie de soirée. Avec Stuff, le groupe emmené par Lander Gyselinck qui est aussi le fabuleux bateur du LAB trio, on est à la frontière du jazz et de l’électro. Un saxo électronique ( Andrew Claes ) une basse funky et efficace (Druez Laheye) des samples qui n’hésitent pas à utiliser la voix de Marc Moulin (Mixmonster Menno) et  des claviers qui sont là pièce maîtresse de cette musique à la fois si jazz et si moderne (Joris Caluwaerts).
Avec Stuff c’est la période Télex de Moulin qui saute à nos oreilles.  Mais c’est mieux qu’un hommage, c’est une modernisation. Les jeunes jazzmen flamands ajoutent au groove des années 80 la transe hypnotique de la techno. Weather Reaport croise l’acid house, la caisse claire de Gyselinckx assure un beat fascinant autour duquel s’élève une  cathédrale musicale. Le quintet excelle dans l’art du ralenti quand le tempo semble se déconstruire et que les uns et les autres se jouent du chaos qu’ils viennent de mettre en place. La reprise de Moscow Discow est d’anthologie.
Musique 3 à eu la bonne idee de capter cette soirée. Que vous soyez fan de jazz ou avide de découvrir une musique plus moderne qui ne tombe pas dans la facilité de la boucle répétée à l’infinie, tous les amateurs de groove trouveront de quoi s’épater les tympans et réchauffer le cœur.
https://www.rtbf.be/auvio/detail_concert-du-soir?id=2409048
Si vous êtes pressés : le concert de Stuff est à 2h10, la reprise de Moscow Discow à 2h57.
Entre les deux concerts une table ronde animée par Philippe Baron pour mieux comprendre la  de Marc Moulin. 

29 septembre 2018

Fabrice Murgia, Ann Pierlé et 9 femmes inventent le making off de Sylvia Plath


Virevoltant. Choral et éblouissant. En adaptant la vie et la poésie de Sylvia Plath,  Fabrice Murgia,  les 9 comédiennes,  Ann Pierlé et les musiciens, Juliette  Van Dormael, caméra à  l’épaule et 10eme actrice, son assistant,  figurant et régisseurs  qui opèrent àvue sur le plateau surpassent le genre théâtral. Il y la vidéo bien sûr, comme souvent chez Murgia, mais aussi la musique d’Ann Pierlé, les décors qui bougent sans cesse, se défont et se reconstruisent au fil du récit, les mouvements de caméras, le ballet dynamique de l’ensemble. La prouesse est chorégraphique. Quand les murs de ce décor façon Hollywood  se déploient ou se replient, que les jupes aux imprimés des  années 50 tournent, qu’ Ann Pierlé quitte son perchoir pour chanter comme une meneuse de revue, quand les changements de costume se font à même la scène ou qu’une caméra est déjà en train d’être installée pour la scène suivante. Nous assistons à une pièce, à un ballet, à des lectures, à un concert : c’est un film en fabrication. Fabrice Murgia nous invite à un grand making off qui joue à saute-mouton avec les différents genres, passant avec vélocité et brio d’un genre à l’autre. 















Sur scène le dispositif est riche. Les décors signés Aurelie  Borremans, mobiles, convaincants et appropriés. Deux cubes accueillent une récitante et un dressing au rez-de-chaussée, Ann Pierlé, son piano et ses musiciens prenant place au premier étage. Entre les deux un grand écran accueille les images filmées sur scène. Juliette Van Dormael et son assistant, Takeiki Flon, opèrent avec deux caméras, l’une sur grue, l’autre à l’épaule. Juliette est au plus près des comédiennes, gros plan sur les visages, les mains, les détails du décor comme pour mieux faire ressortir la banalité sordide de la vie quotidienne  de Sylvia Plath. Déjà,  Takeiki ( ou Dimitri Petrovic , autre assistant caméra mentionné dans la distribution, et on savoure ici cette inversion où les hommes laissent le premier rôle artistique aux femmes )  prépare le cadre et positionne l’autre caméra pour la scène suivante. Le passage d’une caméra à l’autre est une prouesse de réalisation TV. Comment faire aussi riche avec seulement deux objectifs ? Notre regard passe des plans serrés de l’écran à la vue large de la scène. L’intimité sur l’écran du haut, le mouvement d’ensemble sur la scène du bas.  Pas anodin. La vie de Sylvia Plath c’est aussi celle de l’âge d’or de la TV. Quand le petit écran impose l’image de ménagère modèle. Celle qui prépare les corn flake le matin, monte les blancs en neige l’après-midi et se morfond en attendant l’hypothétique retour de l’homme en soirée. Sylvia Plath intègre les stéréotypes, les assume. Elle ouvre aussi le courrier des maisons d’édition, tape les poèmes du mari à la machine, enfante et élève. Perd le temps de créer. Vole sur son sommeil quelques heures d’écriture. 
Ann Pierlé, aérienne, et pas seulement parce que son piano est perché, prend du recul et donne du sens. Mélodies et textes s’interpénètrent. Des extraits d’enregistrements radio où les comédiennes évoquent le projet se superposent. Il y a Sylvia, sa vie, le projet des comédiennes et le film qui réunit le tout. Le discours et le meta-discours. C’est pourtant  fluide et convaincant. Saxophoniste et percussionniste apportent ce qu’il faut de swing et de rupture. La vie de Sylvia n’est pas la mine ou l’usine. C’est juste une comédie musicale un peu trop mièvre pour celle qui assume le rôle principal. Une vie enfermée dans un décor de carton qui fini par être  en dissonance avec le scénario annoncé.

Une vie qui se consume trop vite et se débat avec les renoncements. Neuf comédiennes incarnent tour à tour ce rôle principal. Clara Bonnet, Solène Cizeron, Vanessa Compagnucci, Vinora Epp, Léone François, Magali Pinglaut, Ariane Rousseau, Scarlet Tummers,  Valérie Bauchau et sa grâce ne sont pas seules. Blondes, rousses, brunes, jeunes ou dans la force de l’âge. Toutes jouent juste et forment un chœur féminin, à la fois acteur et spectateur d’une histoire de la féminité. Comme pour nous rappeler que Sylvia n’est pas un cas unique. Dans les années 1950 la poétesse qui se sacrifie jusqu’à la folie et la négation de soi pour la gloire d’un poète ingrat est une femme méprisée parmi tant d’autres. En 2018 on aimerait que cela ait changé. Un peu. 

Le spectacle est à voir au théâtre narional cet automne. Il sera visible ensuite à La Louvière, Mons et en France.

SYLVIA / Teaser 2 from Théâtre National / Bruxelles on Vimeo.

09 septembre 2018

Le moment antiraciste sera-t-il plus qu’un moment ? 



C’est une opportunité rare, peut-être unique, dans ce pays bipolaire qu’est devenue la Belgique. Une vidéo virale, postée sur Facebook par une présentatrice météo de la RTBF, et un reportage de la VRT sur un groupe d’extrême droite qui s’invite et s’infiltre dans l’intelligentsia et l’élite flamande ont provoqué quasi-simultanément stupeur, empathie et interrogations. Que la même thématique s’impose, avec des termes et des émotions comparables des deux côtés de la frontière linguistique est devenu inhabituel. On a donc vu ou entendu en cette semaine de rentrée le premier ministre condamner, en néerlandais, un phénomène « révélé » par un reportage qu’il n’avait pas encore vu, des ténors  qui pour l’un, promettait de faire le ménage, et pour l’autre, pointait la responsabilité de la parole politique dans la banalisation des propos racistes. Nous avons entendu encore, incrédules, un secrétaire d’Etat, tombé des nues, faire mine de découvrir que ceux avec qui il pose en photo tenaient des propos haineux et se préparaient physiquement à des affrontements contre un ennemi racial. Pour dire vrai, on a un peu douté de leur sincérité. Car si les contrebandiers font d’excellents gendarmes le pyromane n’est pas toujours crédible quand il se proclame pompier. Mais ne blâmons pas seulement le politique. 

Nous avons lu, entendu, vu un touchant élan de la presse, des députés, des commentateurs contre le racisme. Une déferlante. Ne crachons pas dans la soupe. Félicitons nous-en. Mais comme le politique qui, à coup de « communautés qui n’apportent pas de valeurs ajoutées » a contribué à la banalisation du rejet de l’autre, la société civile et les médias pourraient également mener une petite introspection. Il est plus facile de témoigner de son soutien à Cecile Djunga ou de son effroi vis à vis de Schild & Vrienden que de bannir les petites blagues racistes en conférence de rédaction, de ne pas s’apesentir sur l’origine des auteurs des faits divers ou de cesser de s’interroger à longueur d’années sur les ratés de l’intégration (qu’on confond souvent avec assimilation). Plus facile de surfer sur l’émotion quand elle déboule comme un torrent sur les réseaux sociaux que de s’obliger à produire des reportages ou des éditoriaux sur des initiatives positives qui mettraient concrètement et positivement en valeur les apports de la diversité et de l’immigration. 

Revenons à nos politiques pour insister sur le moment. A quelques semaines des communales, à quelques mois des législatives, nous avons envie de dire banco. Nous sommes quelques uns à attirer l’attention depuis quelques années sur les dangers de la banalisation de propos impensables il y a 20 ou 30 ans. Nous ne pouvons que nous réjouir d’entendre nos avertissements enfin repris avec un tel  enthousiasme.  Alors, oui, on veut bien vous croire. Croire que la belle émotion des derniers jours va convaincre chacun qu’il ne faut plus courtiser les bas instincts, les peurs, les frilosités ou la bêtise pour quelques milliers de voix. Que notre classe politique est désormais habitée d’hommes d’Etat qui ont compris que l’Europe et la Démocratie risquaient gros à suivre la tendance populiste qui calme ses angoisses à coup de boucs émissaires. Que le rejet du racisme proclamé main sur le cœur sur un plateau de TV est désormais supérieur à toutes les conversations de bistrots ou de marché de campagne. Que ceux qui déraperont seront désormais exclus des coalitions envisageables. Que nous ne verrons plus de Une de magazines sur le foulard, et que l’Islam ne sera plus réduit à sa seule pratique radicale (inquiétante certes mais minoritaire). Que nous aurons un plan fédéral contre le racisme, ou qu’à défaut, les organismes et ASBL qui luttent dans ce domaine seront correctement subsidiés. 
On dit chiche. Tope-là. Et on espère ne pas devoir écrire « tartuffes » dans un prochain article.

22 avril 2018

Le Jazz est un combat... que les belges affrontent en bande

Le jazz est un sport de combat. Une lutte permanente. Un match incertain. Un affrontement qui n’aura ni vainqueur ni vaincu mais dont la beauté croît avec le niveau des compétiteurs et l’intensité de leur engagement. Tout dans cette musique relève de l’art martial sonore. Quelques règles de vie, mais très peu,  valables sur scène et en dehors, l’exigence de se dépasser et de se réinventer, sans tricher, en livrant chaque soir un nouveau combat, d’autant plus beau, d’autant plus fort, qu’on y intègre les leçons du précédent tout en sachant pertinemment qu’on ne pourra pas le rééditer. 

Le conflit est total. En vrac, sur le champ de bataille, se jettent l’improvisation contre la partition, l’innovation  contre la tradition, le  solo contre le chorus, la dissonance contre l’harmonie, la mélodie contre le rythme, le binaire face au ternaire, le swing contre le groove, l’accord mineur qui déstabilise contre la gamme en majeur qui rassure, la douceur du piano ou la fragilité de l’harmonica contre la puissance des cuivres, la pulsation régulière du contrebassiste contre la cassure de rythme du batteur. Dans ce bombardement musical les héros s’arc-boutent sur leurs instruments, se déhanchent,  se livrent eux-mêmes à  un corps à corps avec la musique. La leur et celle du voisin.  

En jazz, le musicien part à l’assaut de  la tranchée adverse, stratégiquement, par ruse, en douceur ou à la hussarde suivant ses moyens et son tempérament, la baïonnette remplacée par une hanche de saxophone ou une paire de baguettes. Dans cette improvisation plurielle il faut prendre sa place, se faire entendre, passer des alliances,  se faire respecter, épater l’autre, le dépasser, l’amener à vous dépasser en retour, le surprendre, construire ensemble et déconstruire ensuite pour reconstruire plus loin et plus haut encore. Cette musique est une cathédrale, en perpétuelle élévation. Qu’on s’appelle Quasimodo ou Esmeralda la pratiquer, la comprendre, l’aimer vous fait quitter terre et   vous rapproche des cieux. 

Cette élévation passe donc par la confrontation des instruments, qui doivent chacun vivre leur vie tout en formant un tout cohérent. C’est de cette lutte et de l’équilibre  instable sur lequel elle débouche que dépendent la beauté d’un concert ou d’un enregistrement et l’assurance pour le public que cette musique est vivante puisque deux prestations  ne devraient jamais être identiques.

 À qui incombe la  réussite ou l’échec de cette construction éphémère c’est toute la question. Le succès des orchestres de  Count Basie ou Duke Ellington sont-ils à mettre au crédit de celui qui en assume la direction et lui apporte son nom ou à l’ensemble des musiciens, souvent anonymes, qui y sont enrôlés (et le fonctionnement quasi militaire des big band a l’ancienne nous autorise à poursuivre la métaphore) ? Les deux mon colonel. Mais l’orchestre de Duke Ellington sans Duke Ellington n’aurait pas eu le même succès, c’est une lapalissade. La question est encore plus ouverte lorsque la formation est réduite. Keith Jarret nous épate. Mais accompagné de Dave Holland et Jack Dejohnette il nous éblouit. Miles Davis est un exemple parfait de la problématique. Toujours leader, toujours bien entouré.  Dans les années 50 avec Sonny Rollins ou John Coltrane. Plus  tard avec Herbie Hanckok , Chick Corea, John Mc Laughling, Tony Williams, etc. 

La question n’est pas seulement de bien choisir mais aussi de répartir, motiver, pousser, freiner. Il ne suffit pas de prendre les meilleurs mais de leur donner de l’espace et les pousser à  mettre leur talent individuel au service de l’ensemble. De pousser chacun à sortir le meilleur de lui-même. Le leader qui distribue les solos comme autant de récompenses ou motivations, le sideman qui se replie et sabote parce qu’il s’estime mal considéré, la jalousie, ou au contraire la compétition accompagnent l’histoire de cette musique. L’enregistrement de 1954 qui oppose (le terme est juste) Thelonious Monk à Miles Davis est le plus connu. Le trompettiste demande au pianiste de ne pas soutenir ses solos de trompette. Monk obtempère et fait silence ... mais il se venge quelques morceaux plus tard en s’arrêtant de jouer pendant de longues mesures alors que c’est son tour... avant que Miles ne le rappelle à l’ordre d’un coup de trompette autoritaire.  Le jazz est non seulement un art de combat, il est aussi une école du management. 

Et nos jazzmen jeunes belges dans tout cela ? J’avoue avoir pensé à la confrontation des géants de 1954 à quelques reprises et observé quelques concerts des derniers mois avec ce prisme en tête. Entre le leader formel et les autres musiciens comment trouve-t-on l’équilibre en 2018 ? Les musiciens qui ont trente ans aujourd’hui, qui sont donc nés bien après le décès de Thelonious voir celui de Miles, sont-ils eux aussi conduits par des querelles d’ego (musical on s’entend ) qui leur permettent de sublimer leur talent ? Les jazzmen d’aujourd’hui continuent-ils de jouer des coudes et de se provoquer par solo interposés ou cette compétition appartient-elle au passé ?

J’étais dans ces questionnements en écoutant le trio de Jean-Paul Estievenart à la Jazz Station. Le trompettiste défend un jazz pur, dont les racines historiques sont évidentes, sa technicité et sa sensibilité lui permettent de s’inscrire dans l’héritage des plus grands. C’est riche, complexe, moderne et orthodoxe. En face il y a le jeune et talentueux batteur Antoine Pierre et Sam Gertsman joue les juges de paix à la contrebasse. Pour ce concert Estievenart a voulu quitter la scène et installer son trio au niveau du public. De plein pied. À portée de main. Cette volonté de réduire la distance amène les spectateurs  à se placer en arc de cercle autour des musiciens. Nous avons quitté le face à face du théâtre pour l’arrondi des arènes, même si cette symbolique a sans doute échappé aux musiciens. Et le combat aura bien lieu. Le matador Estievenart face au taureau Antoine Pierre. Le batteur charge, rompt le tempo, le distant, le ralentit ou dédouble sans crier gare, s’en affranchit, s’amuse à introduire des rythmes binaires et commerciaux, utilise un poteau comme instrument... fort de sa jeunesse et de son succès il est à la limite du cabotinage. C’est joyeux, bienveillant, le regard est complice et les deux hommes s’amusent et sourient. Mais le batteur est bien en train de défier amicalement le trompettiste sur sa propre musique au sein de son propre trio. En face Estievenart hausse donc le niveau de jeu. Improvise, s’élève, s’éloigne, revient, ramène la musique là où elle devait atterrir. Il résiste et triomphe. Le défi, tout potache qu’il en ait l’air, a permis aux trois hommes d’atteindre quelques moments de grâce. 



Cet esprit de compétition est-il indispensable pour atteindre un haut niveau ? Je me garderai de répondre de manière catégorique, en citant 3  ensembles qui m’ont surpris par leur cohérence et leur esprit de groupe. Le groupe de Thomas Champagne, dont le CD fut présenté au théâtre Marni il y a déjà quelques mois (oui cette chronique est aussi l’occasion pour le chroniqueur négligent de rattraper un peu de son retard). Officiellement Thomas est le leader d’une formation qui porte son nom. Mais sur scène le saxophoniste partage l’avant plan avec le remarquable Guillaume Vierset. Le guitariste prend au final la même place que le saxophoniste. Avec sa coiffure et son look soignés il semble débarquer de la scène pop anglaise. Et on se rend compte que cet esprit rock/pop où les musiciens répètent des mois inlassablement quelques mesures binaires imprègne notre culture. Efficace et cohérent comme un groupe de rock, c’est ce qu’on s’était dit en écoutant les agréables mélodies de Thomas et son quartet. Derrière les deux solistes,  la rythmique (Ruben Lamon, Alain Deval, look plus proche des Clashs que de Louis Armstrong) déménage. Ce n’est pas le saxophoniste contre ses musiciens, plutôt du 2 contre deux.  Si le trio Etievenart est une corrida, Random House est un match de basket, rapide, intensif, limpide. Le leader Champagne dompte ses musiciens caviar, c’est du luxe, un peu de calme et beaucoup de volupté. 
Guillaume Vierset on le retrouve aussi à la tête du LG Jazz Collective pour un second album (strange deal) dont on avait vu la présentation à Dinant, au château de Pont-à- Lesse. Le LG collective est à l’origine un projet 100% liégeois monté pour le festival Jazz à Liège. Officiellement Vierset en est le leader, signe les compositions et assure la présentation sur scène. Mais c’est plutôt un « all star band » (a l’échelle belge, n’abusons pas ) avec Estievenart et Pierre (encore eux) et  Rob Banken et Steven Delannoye (taxi wars entre autre) aux saxophones. Félix Zurstrassen assure le sérieux à la basse et Alex Koo a remplacé l’exceptionnel Igor Gehenot au piano. Évidement on ne dirige pas un septet comme un trio. La musique est plus écrite, les espaces pour les solos plus limités. On se défie mais dans les limites d’un canevas précis. Le chef ne profite pas de sa position pour s’ imposer plus que les autres mais signe de très belles introductions, comme si la formule était avant tout l’occasion de savourer ses compositions. Ce n'est plus Thelonious et Miles s'affrontant sur le ring mais un équipe de handball (ils sont sept) qui fait circuler le ballon. En observant cette jeune génération on mesure la conjugaison des influences. A la démarche individuelle du jazzman s'ajoute désormais l'esprit collectif de la musique pop-rock. Ce n'est pas une question de styles qui se sur-exposeraient les uns aux autres, c'est une question de rapport à la musique, de rapport au groupe et à l'adversité. 

On terminera ce tour d’horizon avec, de retour à la Jazz Station le projet Shinjin. Ce n’est pas du belge, le projet a été monté à Tourcoing, avec un saxophoniste américain, un bassiste français, un batteur belge et un clavier suisse. Pour tous ceux qui ont assisté à ce concert, et qui attendent la sortie d’un album, un moment d’énergie intense, qui n’était pas sans rappeler Uzeb ou Weather Reaport. Sur scène deux barbus chevelus, au look  moitié hipster  moitie Père Noël  un lendemain de guindaille (Malcolm Braff aux claviers et Laurent David à la basse électrique) et deux chauves, (Stéphane Galland à la batterie et Jacques Schwarz-Bart au saxo) choisis ton camp camarade. Dans nos oreilles des tempos à 100 km/h,  funk, du groove,  des démonstrations techniques. Certains sont passés par le groupe d’Ibrahim Maalouf, il y a de la maîtrise et le goût de la mélodie mais les compositions sont profondes, complexes. Stéphane Galland y bat double (pas seulement parce qu’il utilise deux caisses claires et deux charleston mais aussi par son volume de jeu). Comment une musique très clairement binaire, à la rythmique de haute précision, truffée de changements de rythmes et à la structure aussi écrite peut-elle laisser encore de la place  à l’improvisation et au combat des musiciens ? Sans doute parce que Malcolm Braff continue d’improviser  envers et contre tout, échantillonnant et recyclant le son de ses camarades à même le concert.  Sans doute parce le saxophoniste est à la limite de la rupture. Et ça,  même sans leader, même sans rythme ternaire, ça reste l’esprit du jazz. 


21 avril 2018

Lohengrin : Olivier Py souligne l’ambiguïté de Wagner et la beauté de sa partition 



 C’est une façade défigurée. De hautes fenêtres brisées qui pourraient être celles d’un bâtiment officiel (théâtre, parlement, château ou palais). On devine à travers les béances un enchevêtrement de poutrelles métalliques, de passerelles et d’escaliers de services, comme si nous entrions par effraction dans les coulisses d’un spectacle ou d’une démocratie, mais c’est peut être la même chose. Les murs de briques ont été éventrés, on imagine la toiture soufflée par une explosion. Tout est noir et blanc comme les photographies de 1945. On pense au bombardement de Dresde, à Varsovie, à la prise de Berlin. Cette façade immense occupe toute la largeur mais aussi toute la hauteur de la scène de l’opéra et nous plonge d’emblée dans le propos en commençant par la fin. Wagner et le romantisme allemand c’est aussi, au final, la puissance du pouvoir, l’affrontement, la destruction. Si on commence par le décor c’est qu’il est central, dans tous les sens du terme. Pierre-Andre Weitz (qui signe aussi les costumes) a imaginé une rotonde qui tourne sur elle-même, se divise et s’ouvre tantôt sur une salle de débat, tantôt sur une scène bucolique. Nous passons des ruines à l’alcôve, du Reichtag à la maison de poupée, divisée en 9 cases, allégorie de la culture allemande, de la place à l’échafaud. C’est vertical, impressionnant, parfaitement souligné par les lumières de Bertrand Killy et entièrement au service de la mise en scène d’Olivier Py.

 Tiens, le voilà Olivier Py. Il est sur scène pour une déclaration préalable. Une mise à distance de l’œuvre et de la démarche de Wagner. Rappelle que le compositeur n’a pas connu le nazisme, mais qu’il a bien rédigé des textes antisémites impardonnables et qu’en mettant en scène Lohengrin, Py ne monte pas un opéra nationaliste mais un opéra sur le nationalisme. À vrai dire la précision nous paraît superflue, mais puisqu’on verra des uniformes et des bottes noires, des aigles romains, des étendards, un danseur torse nu aux postures martiales et des sigles proches de la svatiska, il vaut mieux peut-être, par ces temps incertains, prévenir que guérir. Oui, Olivier Py a choisit de nous rappeler que derrière cette histoire de demi-dieu envoyé pour notre rédemption, de chevalier de lumière qui lutte contre des forces obscures, de cygnes et de sortilèges, il y a bien l’essor du romantisme allemand, la conviction que la nation allemande doit être unie et forte, qu’on puise sa force de l’appartenance à une lignée et que l’obéissance est une vertu. Même si Lohengrin c’est aussi l’affrontement du bien et du mal, celui de deux femmes (La noire Ortrud et la blanche mais un tantinet illuminée Elsa), une réflexion sur la fidélité, Lohengrin, fils de Parsifal, a quitté le moyen-âge pour l’Allemagne des années 1930. C’est assumé, explicite et magnifiquement lisible. La mise en scène apporte donc cet éclairage historique, elle ne nous privera pas du bonheur de la musique.

Il n’y a pas besoin d’être un grand musicologue pour savoir que le propos wagnérien repose sur la puissance. Sur cette montée progressive qui nous emporte, nous transporte, à la fin de chaque acte. Olivier Py a raison de souligner que toute musique de film commence chez Wagner. Indiana Jones, la Guerre des Étoiles, les grands westerns, les bandes originales de Hans Zimmer, ils ont tous quelque chose en eux  de Richard Wagner, pour autant qu’on ferme les yeux et ouvre ses oreilles. Il n’y a pas besoin d’être un grand mélomane non plus pour entendre qu’Alain Altinoglou, le chef de la Monnaie, excelle dans ce registre. On soulignera la maîtrise, la nuance et l’explosivité  exceptionelle des chœurs dirigés par Martino Faggiani et ses lunettes autour du cou. On s’extasiera sur une incarnation d’Ortrud par Elena Pankratova parfaite de roublardise, la puissance de Gabor Bretz (le roi Oiseleur) et Andrew Foster-Williams (le noir comte de Telramund). Et si le spectacle dure 4h30,c’est vrai, on ne s’ennuie pas une seconde, on se laisse guider. Et on ressort en se demandant comment une musique aussi fine a pu servir un projet politique aussi grossier.

25 mars 2018

Le 22 mars de la douleur des attentats à leur représentation théâtrale

Un couple qui s’avance seul au milieu de la scène et qui raconte sa sidération lorsqu’il apprend par télévision interposée que des attentats ont lieu à Bruxelles. L’ensemble des comédiens, ils sont 19, qui reprennent à capela « Bruxelles ma belle » de Dirk Annegarn. Des extraits de conversations, banales, futiles, brutalement interrompus par un bruit d’explosion. 32 extraits comme les 32 victimes des attentats. Et puis ces victimes devant vous, dressées, le visage ensanglanté. Leurs premières pensées, pas toujours très nobles, leurs appels au secours, la fumée, les blessures, la douleur. Ce sont les premiers tableaux, chocs, émouvants, de « Bruxelles, printemps noir » monté au théâtre des Martyrs (lequel aura rarement si bien porté son nom).  Il y en a 19 au total. 19 scènes indépendantes les unes des autres mais qui misent bout à bout reconstituent le kaléidoscope de nos émotions au moment des attentats et aussi dans les semaines ou les mois qui ont suivi.


Un texte de fiction en écho aux témoignages des victimes réelles

 

Ils s’appellent Karen, Walter ou Béatrice. Vous avez pu entendre ou voir leurs témoignages à la télévision, à la radio, dans la presse. Karen cette ancienne prof de sport qui n’est toujours pas sortie de l’hôpital 2 ans plus tard. Walter, qui raconte comment il se bat pour apprivoiser sa prothèse. Beatrice, qui suit un parcours de revalidation de l’armée américaine a San Diego pour espérer remarcher. Ces trois là ont perdu l’usage de leurs jambes. Les deux attentats ont fait plus de 200 blessés. Certains s’expriment, d’autres pas. Et ces 32 morts dont on n’entendra plus les voix. Vous en connaissez peut-être directement ou indirectement.  Les gorges et les poings se serrent, les regards se troublent. On se souvient des victimes. Mais on est aussi assaillis par une palette d’émotions. Cela va de la douleur à la colère, en passant par le sentiment d’injustice, la peur ou le cri de vengeance. C’est ça que permet le théâtre. Retracer le parcours de nos émotions et de nos pensées. Notre rapport a l’Islam, notre rapport à la violence, notre besoin de sécurité, notre confiance dans les médias et surtout la manière dont le discours politique s’est emparé de tous ces thèmes (cruelle scène où les marionnettes de Bart, Joëlle et Charles s’écharpent avec cynisme) en deux ans tout a changé. Le 22 mars a profondément marqué des parcours de vie, les témoignages de victimes nous le rappelle mais il aussi boulversé notre paysage mental, cette pièce, entre autre, permet d’en prendre conscience.

 

Deux ans après, notre capacité de résilience

 

La vie reprend le dessus. Nous sommes capables, individuellement , collectivement, de digérer, dépasser, surmonter les traumatismes. Dans la pièce de Jean-Marie Piemme le début est très fort. La suite, peu à peu, perd en intensité. Les émotions s’estompent. La parole prend plus de place. On commence à réfléchir et plus seulement à ressentir. On passe par la colère d’un fils contre son père , le témoignage d’un terroriste qui n’exprime aucun remord, le dérapage des policiers dans un interrogatoire. Il y a de la mise en scène, des costumes et des décors magnifiques. Une belle distribution aussi (Ben Hamidou, Itsik Elbaz, Stéphane Ledune). On a quitté le monde réel on a glissé dans le théâtre. Le grand mérite du texte est d’embrasser une large palette d’émotions et réactions provoquées par ces attentats, sans juger. Un excellent point de départ pour lancer notre introspection et comprendre les positions que l’on ne partage pas forcément. Certains moments sont oniriques, la mise en scène de Philippe Sireuil réussie, mais il y a des longueurs, un peu de bavardage. Les personnages qui semblaient unis dans la chanson de la première scène apparaissent complètement désunis dans la dernière.  On ne doit pas forcément y chercher de logique. Puisque propre des attentats et des entreprises terroristes c’est justement d’échapper à la logique.


Le teaser : https://youtu.be/p3IxflkpyQw


 

17 février 2018

Requiem pour L : Fabrizio Cassol dépose Mozart dans un écrin africain


 Un plateau envahi  de formes rectangulaires noires posées à même le sol entre lesquelles chanteurs et musiciens cheminent, se posent, s’asseyent, se dressent. La référence au cimetière est explicite. C’est dans ce décor minimaliste qu’Alain Platel a déposé la mise en scène du  « Requiem pour L » qu’il cosigne avec Fabrizio Cassol (saxophoniste et membre du groupe Aka Moon). Les deux hommes ont déjà souvent collaboré et signé une oeuvre unanimement saluée où ils mariaient la musique baroque de Bach aux rythmes africains (Coup Fatal, grand succès de 2014). Ils africanisent  cette fois-ci Mozart et son  requiem inachevé. Même démarche,  même réussite. 


 C’est peu de dire que la partition de Cassol nous a enthousiasmé. La profondeurs des airs de Mozart gagne en grâce et en légèreté en s’inserant dans les rythmes dansants. Le diamant brut  monté sur une bague d’ébène s’offre une nouvelle jeunesse. Plus moderne, plus brillant, plus accessible sans doute, sans rien perdre de son éclat originel. Aux trois chanteurs « traditionnels »qui assurent les partitions  lyriques répondent des choristes/danseurs plus proches de Fêla Kuti que de l’opera de Vienne. Un guitariste, un bassiste, qui joue les chefs d’orchestre, et un batteur assurent une rythmique funk qui n’a pas du souvent résonner à la Monnaie. Un accordéoniste (magnifique) et un tuba apportent la sensibilité musicale. 

 Les airs d’Afrique et d’Europe se répondent, s’epaulent, finissent par se mélanger et les deux univers se marient parfaitement. Dans le cimetière on passe du recueillement à la conversation, de la célébration à l’exultation. Les acteurs nous tournent parfois le dos, se retournent, se rassemblent ou s’isolent, et réussissent à nous entraîner avec eux. Alain Platel a dissimulé des chemises colorées sous les costumes noirs. Tout le monde porte de hautes bottes. Les mouvements chorégraphiques sont plus sobres que dans les créations précédentes, mais Dieu, que cela sonne juste, sans excès, avec élégance. 

 Reste le fond de la scène, et le point qui fera débat. Sur toute la largeur de la salle une vidéo au ralenti retrace l’agonie d’une femme en fin de vie. Elle c’est L. Une dame âgée qui a choisit l’euthanasie et a offert à Alain Platel le droit d’utiliser la vidéo de ses derniers instants. Pendant toute la durée du requiem son visage est en gros plan derrière les musiciens. Yeux mi-clos, ouverts, fermés. Ses proches apparaissent furtivement pour caresser son visage, prendre une main, déposer un baiser. Un mélange de souffrance et de sérénité, on ne saurait dire si L souffre ou pas. L’agonie semble durer une éternité. 

 Ma consœur Nicole Debarre avait signalé son malaise sur les ondes de la Premiere, estimant se retrouver malgré elle en position de voyeurisme, guettant l’instant d’une mort dont on nous impose l’image. D’autres trouvent la vidéo essentielle. C’est bien de mort qu’il s’agit dans un requiem, et cette vidéo nous rappelle combien en Europe occidentale nous avons peu l’habitude de voir la mort  de face. Chaque spectateur réagira sans doute en fonction de son propre vécu pour cette question  par essence intime.
J’adopterai une position médiane. Je me suis demandé si un simple fond noir n’aurait pas suffit. Cela aurait sans doute retiré une partie de sa force à cette création. Une photo figée aurait été un bon compromis. J’avoue que l’usage du ralenti, qui rejoue cette mort en en accentuant la lenteur me questionne : cette vitesse lente était-elle nécessaire, ou s’agit-il de nous émouvoir encore davantage ? La question, parce qu’elle n’exclut pas une démarche obscène, n’est pas anodine. Elle ne doit pas vous distraire de ce qui se passe en aval : devant cette image, la performance est remarquable et  ce requiem  magnifique.

Requiem pour L. (Fabrizio Cassol, Alain Platel, Rodriguez Vangama) - video by Jan Bosteels from les ballets C de la B on Vimeo.