05 février 2019

Climat et élections : le grand glissement de paradigme

Vous connaissiez l’adage : « 6 mois en politique, c’est une éternité ». La sentence date du siècle dernier, quand les campagnes électorales se faisaient encore à coup de petites phrases dans les débats télévisées, que les éditorialistes de la presse écrite donnaient le ton des revues de presse et des conversations familiales du dimanche et que les partis politiques investissaient massivement dans les campagnes d’affichage à l’approche des scrutins. En 2019 il ne faut plus six mois. Quelques semaines suffisent à faire basculer un paysage politique du tout au tout. Entre la fin 2018 et le début de 2019 nous n’avons pas seulement changé d’année, nous avons franchi un pallier et sommes entrés dans  un nouvel univers, avec des thématiques inattendues et des courants nouveaux, des acteurs surprises et un monde politique contraint de pivoter sur son axe s’il ne veut pas purement et simplement disparaître. 

Rappelez-vous. Fin 2018 la rue de la loi est en émoi. La N-VA a décidé de faire du pacte migratoire des nations-unies un casus belli. Elle refuse que la Belgique le , interdit au premier ministre de se rendre à Marrakech et fait finalement chuter le gouvernement. Charles Michel fait mine de chercher une coalition alternative,  envisage le gouvernement minoritaire et croit encore pouvoir compter sur un soutien extérieur des nationalistes flamands sur les questions sociales et économiques mais  sera finalement contraint de démissionner et d’entrer dans une longue  période d’affaires courantes. A ce moment-là du récit l’affaire est entendue. Le climat de la campagne sera « identitaire » mot poli pour dire que la N-VA a décidé de boxer sur le ring du Vlaams Belang, que l’immigration, l’asile et la  défense d’une prétendue culture nationale seront ses thèmes privilégiés. Pour le dire  clairement la N-VA lance une campagne d’extrême-droite (que l’on rebaptise pudiquement de  populiste) et les slogans qu’elle diffuse (moyennant finances) sur Facebook en pleine crise  ne laissent planer aucun doute à ce propos (devant le tollé, le parti les retirera rapidement mais les électeurs concernés auront eu le temps de recevoir le message). Rien ne semble en mesure d’arrêter le rouleau compresseur nationaliste. Le glissement vers la droite touche aussi les francophones, sur le mode « il faut oser parler de ces thèmes là ». Le succès de la N-VA dans l’opinion est tel que même quand elle vous trahit il vous est difficile d’en dire ouvertement du mal. Lorsque la N-VA quitte le gouvernement le premier réflexe de Charles Michel est de rendre un hommage appuyé au travail de ses ministres alors même que Jan Jambon et Théo Francken sont encore occupés à saper son autorité. A l'époque Ecolo est en bonne forme dans les sondages, sans plus, le PTB à un niveau d'intention de vote élevé. 

Coté Wallon c'est un affrontement droite-gauche sur fond d'affaires qui se met en place. Là ce n'est pas Bart De Wever un certain Benoit Lutgen qui a débranché la prise. L’homme a décidé à mi-parcours de changer de partenaire. Les socialistes l’avait convié à la table régionale en 2014. Le président  humaniste les a jugé indignes de gouverner 3 ans plus tard et a finalement offert la ministre-présidence wallonne aux libéraux pour la seconde partie de la législature. Pour Lutgen le PS était abîmé par trop d’affaires et cela devenait dangereux pour le crédit de la classe politique. Pour les socialiste le CDH a simplement trahit et commencé à préparer le sauvetage d’un parti mal en point en privilégiant une alliance qu’il pressentait porteuse d’avenir. 

On en était donc là. Une campagne sur l’immigration avec un peu d’économie, une N-VA dominante au nord, un PS endommagé par les affaires au sud, une coalition suédoise dont la reconduction restait envisageable, des libéraux qui espéraient pouvoir revenir dans le jeu à Bruxelles et un CDH dans le rôle du traitre qui après une longue période à regarder sur sa gauche décidait de bifurquer à droite. On préparait ses arguments, sur l’asile ou sur les fameux jobs jobs jobs créés ou pas, sur la gouvernance en Wallonie ou le statu quo communautaire. 

C’est au tournant du nouvel an que les assurances ont commencé à se fragiliser. Venu de France le mouvement des gilets jaunes avait été un coup de semonce. Des barrages un peu partout en Wallonie courant décembre. Quelques affrontements avec la police. La découverte pour le monde politique et syndical d’une radicalité qu’il ne soupçonnait pas. Au delà du mal-être. Une envie d’en découdre, de manifester sa colère, de rendre par la violence un sentiment d’oppression ou d’abandon. C’est la lutte des classes et le lumpen proletariat chers à Karl Marx mais en version 2.0  sans leader et réelle revendication audible. Le mouvement va s’essouffler mais le monde politique vient de vivre une première secousse. Les gilets jaunes ont imposé  un débat social.  La démocratie représentative est contestée, la tentation révolutionnaire présente, les médias contournés. La gauche et les syndicats n’arrivent pas à se connecter au mouvement, l’extrême droite en revanche (le groupuscule Nation en tête ) fait le tour des barrages et participe aux lancements de pavés. Cette première mobilisation, parce qu’elle échappe aux cadres partisans et syndicaux traditionnels est un signal : dans un tel climat de désespérance rien ne dit que  les électeurs reproduiront leurs comportements traditionnels une fois dans l’isoloir. 

La seconde mobilisation est climatique. Et comme une montée des eaux, elle est lente mais constante. 70 000 personnes (au minimum) le 2 décembre. Une surprise. On est en pleine réunion de la COP 26, les médias ne parlent que de cela observent les esprits critiques. Mais le 27 janvier la mobilisation est à nouveau du même niveau. Il y a désormais plus de gilets verts à Bruxelles que de gilets jaunes à Paris. Et surtout entre ces deux marches dominicales c’est un rendez vous hebdomadaire mise en place par les jeunes qui fait recette. Quelques centaines d’élèves des écoles européennes  la première fois. Des milliers de flamands ensuite. Les francophones pour finir. Rhétoriciens, etudiants, réseau libre ou officiel, avec ou sans accord des parents, punition ou pas à la clef, la croisière  jeune est en marche, et pas prête de s’arrêter. C’est la seconde déstabilisation que les hommes politiques et les journalistes n’ont pas vu venir. À quatre mois de l’élection c’est le branle bas de combat dans les états majors. Il y a ceux qui sont bien placés et ont tout intérêt à ce que la mobilisation se maintienne (Ecolo) ceux qui peuvent tenter d’adhérer au mouvement (le PS, le CDH) même si ce n’est pas leur vocation première, ceux qui doivent réviser leurs programmes pour coller à la vague climatique et tenter une synthèse entre un électorat traditionnel  attaché à son diesel de société et un nouvel électorat qui voudrait une société sans diesels  (le MR).  Enfin, il y a ceux qui s’ agacent de cette verdisation de la campagne. Ils  sont très  nombreux, dans beaucoup de partis,  mais la plupart du temps arrivent à le cacher ... Si Joke Schauvliege est seule à avoir  perdu ses nerfs et son poste ministériel soyez conscient qu’ils sont nombreux à partager une forte suspicion d’une manipulation climatique et d’une instrumentalisation des marcheurs du jeudi et du dimanche. 

Pour répondre aux citoyens et ne pas paraître passifs les uns et les autres multiplient les initiatives. Débat avec les jeunes, textes législatifs. La température est montée d’un cran, quitte à faire de la surenchère. Avec une difficulté : quand le public devient mono maniaque, bien informé et radical, il sera difficile de l’enfumer avec quelques slogans.  Soyez sûrs que les jeunes suivront les débats parlementaires. Et qu’un peu de technicité ne les rebutera pas. Au contraire, ils font leur apprentissage de la démocratie, seront passionnés et critiques, et  on ne devrait que s’en réjouir. Dans les trois mois qui nous séparent du scrutin les partis vont devoir faire des choix. Savoir quel électorat privilégier : celui des voitures de société, celui qui vole Ryanair ou celui qui se dit plus chaud que le climat ? Ce sera encore plus douloureux pour les formations qui  abritent des climatosceptiques en leur sein. Le débat risque d’être vif. Mais suivre Ecolo n’est pas la seule option, loin de la. La N-VA, par exemple,   joue la rupture, renvoie les jeunes à leurs études en qualifiant l’alerte climatique de fantasme irrationnel, et indique clairement qu’avec elle les belges (ou en tout cas les flamands ) ne changeront pas de mode de vie, et tant pis si la mer (du nord) monte. 

Le thème du  climat est donc bien installée dans la campagne. Déjà Ecolo et Groen se voient vainqueurs incontournables. En position de peser ou même de choisir leurs partenaires. On commence à parier sur une majorité rouge-verte à Bruxelles et namuroise (on dit aussi jamaïcaine) à Namur. Au Nord la N-VA semble bien moins incontournable qu’avant les élections communales (qui au passage n’ont  pas été pour elle  un si grand succès ) et l’affaire des visas humanitaires a fragilisé l’un de ses ténors, Théo Francken.  Mais attention. Nous votons dans un peu plus de 100 jours. Trois mois, c’est la moitié d’une éternité. Ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera pas le 26 mai. La véritable leçon est celle-ci : les mouvements de l’opinion n’ont jamais  paru aussi rapides et aussi marqués. En  2019 pour gagner une élection il est important  de savoir monter dans le train. Si vous n’êtes pas dans la locomotive vous devez au moins donner l’impression d’être à l’aise et ne pas craindre d’arriver à destination. Mais n’oubliez jamais  d’en changer quand le suivant vient à passer. 







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