Commençons par dépasser les anathèmes et les condamnations. Dans un pays démocratique le vote est libre et secret. En France (la situation est différente en Belgique où le vote est une obligation) voter ou pas relève de la liberté individuelle. Toute injonction sera perçue comme une ingerence, à plus forte raison quand elle convoque la morale, l'histoire, ou les grands principes républicains. La peur, l'outrance, la passion ne sont pas de bonnes conseillères en la matière. Quand on estime l'électeur, on n' a pas le droit de jouer du pathos au lieu de s'adresser à son intelligence.
L'heure est grave pourtant. Pour la seconde fois depuis la seconde guerre mondiale un parti qui compte en ses rangs quelques nostalgiques des années brunes est mathématiquement en position de remporter un scrutin majeur. Et pour les partisans de la démocratie l'équation est d'une simplicité absolue : pour lui barrer la route il suffit de voter pour l'autre candidat. Quand on ne veut pas du programme A on choisit le candidat B quitte à se boucher le nez, c'est de la pure logique électorale.
Et tout le problème est là : dans la confiance que l'on accorde ou pas au système de démocratie representative. Cette élection confirme ce que de nombreuses études annoncent : l'électeur a la conscience d'un monde à bout de souffle, d'un système sociétal en mutation, où la capacité des institutions politiques à prendre les choses en main semble fortement effritée. Au traditionnel clivage gauche/droite (conservateurs/progressistes) s'ajoutent deux clefs de lectures qui échappent aux analystes de l'ancien monde : ceux qui pensent global et veulent un monde ouvert / ceux qui défendent le monde qui leur est proche et veulent des protections , ceux qui s'accommodent de la société actuelle ou n'osent en sortir / ceux qui appellent à un changement radical. En appliquant ces nouvelles clefs de lectures on comprend aisément qu'une partie significative des électorats de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen partagent les mêmes aspirations : accélérer le changement, renvoyer les élites responsables du marasme actuel à leurs études et quitter le XXe siècle au plus vite.
Cette opposition entre tenants de la stabilité et partisans d'un changement radical s'exprimera donc par l'abstention ou le vote blanc. Et Jean-Luc Mélenchon qui incarne l'espoir d'une rupture forte (son slogan la France insoumise le dit très clairement) ne veut pas perdre un électorat qui lui est cher : celui des jeunes gens, primo-votants souvent, qui appellent de leurs vœux une société nouvelle, ou celui d'ouvriers, employés, cadres moyens ou fonctionnaires déboussolés qui attendent du politique qu'il fasse rempart contre les risques de dérégulation et délocalisation. Pour ces électeurs, le problème numéro 1 c'est que la finance dirige le monde, et impose ses dogmes à l'organisation sociale , environnementale ou politique de nos sociétés. Il ne leur est pas possible de soutenir un candidat, qui à l'évidence ne s'opposera pas au système capitaliste. Pire : le Front National quand il s'oppose à l'Europe libérale ou à la mondialisation de l'économie et promet de protéger l'emploi national est finalement bien plus proche de leurs préoccupations que les partisans de l'économie de marché.
Que Jean-Luc Mélenchon ou ses partisans s'époumonent à répéter "pas une voix pour le Front National" le laisse entendre (au sens propre) : cette pulsion romantique de la nation qui se lève contre l'ordre mondial injuste existe dans les rangs de ses supporters. Je ne fais pas injure aux électeurs de Jean-Luc Mélenchon. S'ils partagent avec ceux du FN un rejet du monde actuel et de ses injustices les solutions préconisées sont évidement aux antipodes. Une partie d'entre eux votera pourtant pour Marine Le Pen car ce clivage stabilité / changement est pour eux plus fort que le clivage gauche/droite et que la séparation démocrate / liberticide ne leur semble pas avoir de sens.
Pour un démocrate traditionnel, la position ambiguë de Mélenchon fait donc le jeu du Front. On ne peut pas jouer au Ponce-Pilate électoral face au danger de l'extrême droite et le leader de la France Insoumise manque de courage ou de hauteur de vue par calcul électoral. Mettre les candidats de la finance et du facisme (on caricature dans les deux cas, mais à peine) sur le même pied est un raisonnement vicieux. Le programme du FN ne promet pas beaucoup plus de protection sociale que celui de la France en Marche, il ne garantit pas de partage des richesses plus équitable, et surtout il ajoute à l'injustice sociale maintenue, la promesse d'une société plus violente, la régression des libertés collectives et la perte de droits individuels pour de nombreux citoyens au prétexte qu'ils sont homosexuels, fils ou filles d'étrangers, chômeurs, francs-maçons, etc. Jean-Luc Mélenchon qui porte régulièrement le triangle rouge des antifascistes le sait mieux que quiquonque. Ce triangle rouge est apparu dans les camps de concentration.
À l'inverse, pour les partisans de l'abstention ce refus de choisir est l'expression d'une défiance face à un système incapable de se réformer de l'intérieur. C'est une démarche révolutionnaire au sens plein et entier du terme : évitons de nous compromettre et ne soutenons pas l'insoutenable. Si les urnes ne nous donnent pas satisfaction, allons chercher cette satisfaction en dehors de la démocratie représentative. Les manifestations, les actions syndicales, les initiatives citoyennes sont autant de voies possibles. S'abstenir est l'expression d'une nouvelle radicalité, une attitude anti-système, et peu importe les conséquences de ce choix quand on estime que les politiques sont par avance corrompus ou soumis aux grandes entreprises qu'elles soient françaises ou étrangères. En France, en Belgique, ou ailleurs ces nouvelles démarches explosent, elles sont l'expression d'une volonté de changer les choses sans emprunter la voie électorale.
En ne soutenant pas Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélanchon et d'autres renouent ainsi avec une tradition révolutionnaire qui ne passent par les urnes qu'à intervalles réguliers. L'engagment démocratique, mais avec des limites. Intellectuellement la position est défendable. Pragmatiquement elle pose question.
En France, tant que nous sommes sous la Ve République, le Président de la République nomme le chef de gouvernement et pèse ainsi sur les grandes orientations politiques par ministres interposés, il est également le chef des armées et de la diplomatie, ses domaines réservés, mais toute "réforme du système" reste dépendante d'une majorité législative. C'est l'assemblée nationale qui définira in fine la politique économique, sociale, fiscale... Quelque soit le résultat de la présidentielle aucun parti ne peut prétendre aujourd'hui connaître la composition de la future assemblée. Au contraire même, si Emmanuel Macron l'emportait à la présidence, il n'est pas certain de pouvoir disposer d'une majorité avec son mouvement En Marche (qui n'est à ce stade dans beaucoup de circonscriptions qu'un Modem amélioré). À l'inverse le PS, solidement implanté par endroit, pourrait réaliser un score significativement supérieur à celui de Benoit Hamon. Les Républicains ne disparaîtront pas non plus. On serait donc gré aux journalistes chargés des débats de l'entre deux tours de bien faire préciser aux candidats encore en lice quels sont leurs alliés potentiels à l'assemblée, cela éclairera le débat.
Pour réformer durablement la société et peser sur le gouvernement à venir les partis politiques, sauf à privilégier une démarche révolutionnaire, devraient donc se concentrer sur l'enjeu des législatives. Se jeter à corps perdu sur le seul premier tour de la présidentielle, et se désintéresser des scrutins suivants, manque singulièrement de cohérence. C'est finalement jouer le jeu de l'hyperpresidentialisation que l'on dénonce. Reste cette idée prégnante (et inconfortable pour l'auteur de ce blog) : pour beaucoup de citoyens de 2017 et certains de leurs représentants, les urnes ne représentent plus grand chose.
1 commentaire:
Je nuancerais un peu: pour beaucoup de citoyens de 2017 et certains de leurs représentants, les urnes ne représentent plus grand chose ... si ce n'est pas leur candidat(e) qui l'emporte. Les 66% de Mélenchonistes qui ne vont pas reporter leur votre vers Macron étaient à fond dans le processus électoral ... jusqu'à la défaire de leur poulain. La démocratie, oui, si c'est mon camp qui gagne.
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