
C'est une question de vocabulaire. En imposant le terme de "coalition kamikaze" pour désigner une alliance NVA-CD&V-OpenVLD-MR la presse n'aide pas les libéraux. Lancée par les journaux flamands, avant d'être reprise, comme souvent, par les commentateurs francophones, l'expression décrit bien ce qui ressemble à un raid aérien, aux pulsions guerrières plus ou moins assumées (éliminer les socialistes) mais suffisamment risquée pour que ses auteurs craignent d'y laisser leur peau.
Sur le plateau de Télé Bruxelles le député bruxellois Boris Dillies, l'un des rares libéraux à s'exprimer ce weekend (l'émission a été enregistrée vendredi juste avant que son état major ne donne une consigne de silence aux troupes parlementaires, elle est au bas de ce billet) a d'ailleurs bien pris soin de récuser l'appellation. "Ne parlons pas de coalition kamikaze mais de coalition de l'audace" a-t-il plaidé dès que le sujet fut abordé. Audace, voici un terme diablement plus positif, qui selon ses partisans définirait bien ce qu'une coalition très ancrée à droite pourrait proposer : une rupture avec les gouvernements plus ou moins centristes des dernières décennies, un attelage inhabituel certes, mais qui aurait le mérite de la cohérence idéologique et qui pourrait se lancer dans des réformes spectaculaires et politiquement marquées. Sortir du compromis à la belge qui consiste à donner autant de la main droite que de la main gauche, assumer un cap, et un seul (plus libéral en l'occurrence) : voici ce que les audacieux kamikazes envisagent. A ce stade la question du vocabulaire n'est pas tranchée et les plus lettrés de mes lecteurs pourraient suggérer "coalition téméraire", qui est à mi-chemin entre l'audacieuse et la kamikaze.
En devenant informateur Charles Michel doit donc d'abord vérifier si cette coalition a une chance de décoller (on s'occupera du crash sur la cible ennemie plus tard). Non pas parce qu'il serait lui-même kamikaze, mais parce qu'il me semble que cette option est celle qui doit être étudiée à ce moment précis, et cela pour plusieurs raisons.
D'abord c'est une question de séquence. La coalition de centre droit étant (au moins temporairement) exclue par le refus de Benoit Lutgen de s'assoir à la même table gouvernementale que Bart De Wever il faut trouver d'autres combinaisons. Je ne vous dresse pas toute la liste (tripartite classique ou papillon, 4G, miroir), il y a plusieurs possibilités. La logique politique du moment veut que l'on teste d'abord ce qui est possible avec la NVA, vainqueur des élections en Flandre. Et la logique politique du moment veut aussi qu'on laisse de côté quelques temps le CDH. Enfin, les propos particulièrement agressifs de Charles Michel vis à vis des socialistes ne lui permettent pas d'être très crédible dans une autre recherche. Certes l'informateur aura à cœur de donner une image d'impartialité dans sa démarche (et renouer ainsi avec la tradition d'information qui explore plusieurs piste, la mission de conclure étant confié au seul formateur). Prendre de la hauteur, calmer le jeu, occuper les caméras quitte à cacher ce qui se passe dans l'arrière cuisine : on n'est pas informateur, et fils d'informateur, pour rien. La première mission de Charles Michel est donc bien celle-ci. Il faut vérifier cette possibilité avant de passer éventuellement à autre chose. Dans le cas contraire l'option kamikaze deviendra la coalition fantasme et elle risque de tout bloquer. La recherche d'une majorité fédérale obéit à cette règle : ouvrir une porte puis la refermer et passer à la suivante. Quand on ouvre toutes les portes en même temps on ne pend guère de risque mais on n'avance pas. Vérifions la temeraire, donc, ça me semble pure logique.
Ensuite c'est une question de personne. Il ne vous a pas échappé que Charles Michel a le coeur qui penche à droite. Plus nettement à droite que celui de son père qui avait tendu la main vers l'électorat de gauche en inventant le "libéralisme social" et en investissant les débats internationaux avec des prises de position progressistes qui pouvaient froisser les Etats-Unis (de quoi séduire les pulsions anti-amércanistes ou pro-pays émergents qui sommeillent chez de nombreux électeurs classés à gauche). En s'opposant jusqu'à l' excès au PS d'Elio Di Rupo et de Paul Magnette (dire du bien d'Elio Di Rupo est impossible, confiait -il à Pascal Vrebos il y a 2 semaines), en se fâchant tout bleu sur le dos de Benoit Lutgen, en se profilant comme plus proche de l'Open VLD et du CD&V que de n'importe quel autre formation francophone, le président du MR s'est lui même placé (ses détracteurs diront "enfermé") dans une position ou la coalition de droite semble la seule en cohérence avec son discours. Charles Michel est donc au pied du mur : il a la possibilité de réaliser son programme avec une coalition en phase, il se doit donc d'essayer de concrétiser dans les faits ses offensives verbales. On ne peut pas taper avec autant de force sur les socialistes pour aller les rechercher la semaine suivante.
Question de personne encore : il est le mieux placé pour tenter de débloquer ce qui hypothèque la mise en place de la coalition kamikaze. Aujourd'hui l'Open VLD conditionne sa participation fédérale à une présence en Flandre. La NVA et le CD&V n'y sont pas favorable. Pour que la kamikaze décolle il faut donc un Yalta flamand. Pour permettre aux partis néerlandophones de débloquer ce point il est logique de faire appel au seul francophone qui a intérêt à mettre cette alliance en route. Mettre les trois formations flamandes sur le même longueur d'onde sera probablement le plus délicat, Charles Michel devra user de diplomatie et je n'écris pas qu'il va nécessairement réussir.
Enfin, cette coalition de droite est aussi une question de dynamique de parti. Ayant échoué dans leur conquête de Bruxelles (qui leur aurait permis de faire levier sur la Wallonie) les libéraux avaient besoin d'une stratégie de rechange. Voir Charles Michel avoir la main au fédéral est inespéré pour un parti qui accumulait déception et rancoeur ces dernières semaines. Si le président lui-même n'était semble-t-il pas convaincu de la pertinence de l'option "seul au fédéral", beaucoup de ses barons le poussent ouvertement dans cette direction. Au MR on piaffe d'impatience de se venger du PS et du CDH. Déjà il se dit qu'une majorité de "téméraires" existe au sein du bureau du MR. Les barons se frottent les mains en pensant aux 7 ministères à se partager. Un étage plus bas, les militants rêvent de réforme fiscale et de politique migratoire durcie. Une élection se gagne traditionnellement au centre. Pour la première fois depuis longtemps l'après élection pourrait se gagner par un coup de barre à droite.
Ajoutons la situation personnelle de Charles Michel. Renvoyé dans l'opposition à tous les niveaux de pouvoir pour 5 ans le MR entrerait en ébullition. Vous avez sans doute comme moi noté le silence assourdissant de Didier Reynders depuis le 25 mai. Que le ministre des affaires étrangères boude à ce point les médias est inhabituel. Certes, en ne prenant pas la première place à Bruxelles, Didier Reynders est co-responsable de la situation du parti et ne parait pas en mesure de revendiquer la présidence à ce stade. Mais il ne faut pas sous-estimer le choc que pourrait représenter une coalition sans libéraux au sein du MR. Puisqu'il a la main Charles Michel doit donc tout faire pour l'éviter. Le président de parti est comme un cycliste : personne dans son entourage ne lui reprochera que l'ascension soit difficile, tant qu'on a une chance d'arriver en haut du col. S'il met pied à terre, la situation sera très différente.