19 février 2017

Le batteur est un soliste comme les autres

Deux concerts à l'agenda cette semaine. D'abord Brad Mehdlau à Bozar, jeudi. Public d'âge respectable, francophones, anglophones et néerlandophones mélangés. La place est à 28 euros, au bar, dans le couloir latéral, on sirote du vin blanc ou une coupette de champagne avant de s'installer dans la prestigieuse salle Henry Le Bœuf. Deux jours plus tard Antoine Pierre et sa formation Urbex (en format quintet) à la Jazz Station de Saint-Josse. Le ticket est à 10 euros, le bar au fond de la salle débite ses bières spéciales, Orval ou Rochefort, le public est mélangé, des habitués grisonnants aux plus jeunes venus pour l'affiche du jour.

Silence absolu à Bozar, apres le rappel des consignes d'usage, pas de photo astublieff, les notes de Brad Mehdlau coulent comme du miel. Le musicien  est au sommet de sa gloire, probablement l'un des meilleurs pianistes  du moment (seul Keith Jarret lui résiste encore, Herbie Hanckok est dans un autre registre, plus tonique et moins mélodique). C'est du jazz cinq étoiles avec un trio remarquable : l'impeccable Larry Grenadier à la  contrebasse, impérial comme à chaque fois qu'on l'entend (que ce soit avec Joshua Redman ou Pat Metheny, excusez des références ) et surtout Jeff Ballard à la batterie. Ballades et blues, c'est le programme  avec des standards de Cole Porter ou des compositions de Mehdlau, on déroule le thème, les musiciens se partagent les solos, s'échangent des regards. La musique respire, luxe,calme et volupté,  c'est beau et aérien, pas besoin d'en rajouter sur la technique, chaque note est essentielle, au service de l'émotion. 
Urbex  sur la scène exigüe du club de Saint-Josse est plus démonstratif. Tempo assuré par le chef de bande, les gamins ont une trentaine d'année, incarnent la prochaine génération de jazzmen belges, ils ont encore des choses à prouver.  La musique ici est très écrite, priorité à l'énergie et aux contre-temps, l'improvisation est  calibrée. Jean-Paul Estievenard maîtrise la sonorité, trompette bouchée frêle, incroyable justesse, et sensibilité évidente. Gueule d'ange juvénile, Bram de Looze est concentré et souriant sur son piano, Félix Zurstrassen assure le beat à la basse. On est frappé par Bert Cools et sa science des effets qui rappelle les sonorités d'un John Mac Laughlin période électrique. Il n'est pas pour rien dans la  couleur très  70's de l'ensemble. Les compositions d'Antoine Pierre aiment la rupture et l'innatendu. Urbex, pour exploration urbaine, escalade des gratte-ciels et plonge dans le vide à la syncope suivante. 

Si on rapproche ces deux concerts c'est pour se rappeler que le Jazz est une affaire de combat et d'équilibre. Combat entre le rythme et l'harmonie, combat entre l'improvision et l'écrit, combat entre musiciens qui par leur inventivité se font une place dans l'orchestre et attirent l'attention. Il faut prendre cette musique, la renverser et lutter contre elle pour en faire une nouvelle version chaque soir. Se mesurer au solo du voisin pour y apporter sa contribution.   Que les musiciens renoncent au combat et la musique sera fade. Qu'ils y mettent toute leur force et l'équilibre sera sublime. Le Jazz est affaire de tension. Brad Mehdlau qui se tord sur son piano ou Antoine Pierre qui joue des ruptures en proposent deux lectures différentes. Improvisation sereine à Bozar contre pulsation savante à la Jazz Station. 

Si on veut rapprocher ces deux concerts c'est aussi pour rendre hommage aux batteurs. Jeff Ballard joue avec deux caisses claires, avec ou sans timbre. Antoine Pierre alterne baguettes et maillets, tend un tissu pour étouffer ses peaux, impose de la main  le silence à ses cymbales . Les deux sont à la recherche d'une palette de sons la plus large possible. Aucun n'a besoin de cogner. Jeff Ballard s'affranchit volontiers du tempo et laisse la pulsation à Larry Grenadier. Son jeu fluide n'a plus rien à voir avec un soutien rythmique, la batterie est mélodie. Il est soliste au même titre que le pianiste qui l'a invité. Antoine Pierre , dans la position singulière du batteur au service de ses propres compositions, excelle dans les accents , c'est pêche et contretemps,  avant que sa musique ne se taise dans des silences soudains. 

Antoine Pierre a cité un jour Chick Correa dans ses influences. Jeff Ballard a aussi joué avec ce pianiste là. Mais ne dites pas accompagner. Pour les deux batteurs que l'on a entenducette semaine, que ce soit à Bozar ou à la Jazz Station, ce verbe ne convient pas. Un bon batteur n'accompagne pas. Il devance. 
Antoine Pierre Urbex // Les Douze Marionnettes - Live at Festival Brosella 2015, Brussels from IGLOO Records on Vimeo.

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