12 février 2017

Murgia et le triomphe du texte

LAÏKA teaser from Théâtre National/Bruxelles on Vimeo.

Quelques casiers de bières, un accordéoniste aux lunettes noires et un rideau rouge. Le décor est minimaliste, le monologue puissant. David Murgia seul en scène pendant une heure quinze, incarne un narrateur qui ne déteste pas le peket, cet alcool de genièvre si prisé en Wallonie. L'acteur , lui, se contente d'eau minérale entre deux tirades. Histoire de faciliter la diction. C'est qu'il y a du débit ici. Le débit de boissons du décor, et surtout le débit de Murgia. Rapide, véloce, précis.  Une fièvre de mots qui se bousculent en rafale. Le débit de la vie aussi. Des vies accidentées, cabossées, pressées, opprimées. Le pilier de bar, la vieille qui perd la tête après avoir perdu son fils, le manutentionnaire africain exploité dans un entrepôt, la prostituée. David Murgia dans son manteau noir enfile les personnages les uns après les autres. Sobre et convaincant. Et  ce débit soutenu nous enivre du début à la fin. Apres le discours à la nation, David Murgia triomphe à nouveau. Critiques enthousiastes, salles combles et applaudissements mérités, y compris quand les spectateurs se lèvent pour les rappels.
Mais le plus beau compliment qu'on puisse faire à un acteur est celui-ci : ce n'est pas le triomphe de Murgia qui compte, c'est le texte qu'il sert. Derrière le flot (on serait tenté d'écrire le flow, comme les rappeurs)  de David Murgia, ce torrent de mots qui dévale tout droit de la montagne pour envahir les salles de théâtre, il y a le texte d' Ascanio Celestini. Déjà à l'œuvre dans le "Discours à la Nation" c'est un tandem acteur/auteur qu'il faut saluer ici. Un texte à tiroirs, avec ses répétitions, ses ellipses, ses retour en arrière, et ses personnages qui finissent pas former un récit choral. Unité de lieu et d'action, multiplication des points de vue. C'est la condition des gens modestes qu'on brosse. Celle des piliers de bar, des déboussolés, qui n'ont que leurs corps ou leurs muscles à vendre au plus bas prix et dont la révolte, ils le savent bien, restera vaine. Ne pas se plaindre, quand on pense aux  100 000 réfugiés morts en tentant de traverser la Méditerranée . Le personnage central c'est Jésus et il regarde par la fenêtre disent les ciritiques... on n'a vu ni Jésus ni la fenêtre (ce drame des dossiers de presse qu'on recopie tels quels ) mais plutôt un mélange de Zola et de Karl Marx décrivant la vie d'un sous-prolétariat d'aujourd'hui. Précarisés, mais pas trop, isolés mais lucides, révoltés mais sans illusions, les personnages de Celestini sont en quête d'un collectif impossible. Comme dans la vie, le monologue rend impossible la coalition. On empile les expériences et les points de vue, on mesure leur concordance mais on ne peut pas les articuler pour en faire un levier. L'individualisation rend la révolte illusoire. Chacun pour soi et dieu pour tous. Ou plutôt chacun chez soi et misère pour tout le monde. À la différence du  Discours , Laïka n'est pas directement politique. C'est une peinture sociale et psychologique et la plume de Celestini s'est faite plus universelle. Le vocabulaire est plus accessible, le style plus implicant, qui s'adresse aux messieurs du bar... 
La pièce évoque l'intervention des forces de l'ordre face à un mouvement de grève. Elle se termine sur un passage à tabac. Des policiers face à un clochard, et trois  pauvres bougres qui tentent de s'interposer. 
C'est un dimanche matin. On écoute les infos à la radio. Il y a la colère des ouvriers de Caterpillar à Gosselies. Les gardes frontières libyens dont on voudrait qu'ils bloquent le flot de réfugiés. La bastonnade du jeune Théo dans un banlieue française, matraque enfoncée dans l'arrière train. Une manifestation féministe qui se heurte aux masculines matraques de la police bruxelloise. On revoit David Murgia qui entre et sort nerveusement les mains de ses poches. Et on se dit qu' Ascanio Celestini vient de magnifiquement dépeindre ce début d'année 2017. 

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