I
Avec Jean-Luc Dehaene c'est une partie de notre vie politique (et pour moi une partie de ma vie professionnelle) qui s'en va.
Souvenirs, louanges, hommages, c'est la règle dans ces moments d'émotion. Pour Dehaene le choc est d'autant plus grand qu'on le savait malade... et c'est finalement une mauvaise chute qui l'emporte.
Je laisse aux élus qui ont travaillé avec lui, de beaucoup plus près que moi, le soin de dresser le portrait du "plombier", "démineur" ou autre "taureau de Vilvorde" (les différents surnoms que les journalistes lui donnèrent). Je me contenterais, avec beaucoup de modestie, de rapporter 3 souvenirs.
Le premier c'est ma première conférence de presse dans le bunker du 16 rue de la loi. Il est tout neuf ce bunker. Dehaene a voulu que les journalistes aient une salle de presse pour entendre le gouvernement présenter les décisions prises quelques minutes plus tôt lors de la réunion du conseil. Cette salle, encore en activité aujourd'hui, a été construite dans les sous-sol de la chancellerie du premier ministre. On y trouve tout le confort moderne : des fauteuil en amphithéâtre, une cabine de traduction, un rétroprojecteur, des branchements câbles pour les caméras, une pièce à coté avec des téléphones pour "dicter" son papier et même un bar au demi-étage (à l'époque les journalistes politiques ont la réputation d'être régulièrement déshydratés mais le bar ne fera pas recette et sera rapidement fermé). Dehaene offre un outil de travail aux journalistes, et il s'assure aussi qu'ils ne traineront plus au rez-de-chaussée, au même étage que ses ministres. Je suis un petit jeune et c'est Jean-Jacques Deleeuw qui m'a envoyé pour Bel RTL. La conférence de presse est une catastrophe. "Onze Jean-Luc " commence une phrase en français, glisse au néerlandais au milieu et change encore de langue avant la fin. Sur mon enregistreur je n'ai pas une seule phrase complète à utiliser. A la fin de la conférence je me lève et demande poliment à Monique Delvou, sa porte-parole, si je peux avoir une interview séparée, et me glisse dans la file derrière les TV. C'est la première fois que je l'approche, j'en tremble. Je lui pose ma question, il lève les sourcils "mais j'ai déjà expliqué ça", je lui bredouille que c'était en néerlandais que j'ai besoin d'un bout en français. Il grommelle deux phrases, et tourne les talons, je n'aurai pas droit à une seconde question.
Avec la presse Jean-Luc Dehaene adopte toujours le style bougon. La tactique habituelle, qui consiste à se mettre en ligne avec les confrères pour ralentir le passage des hommes politiques et les contraindre (certains se laissent contraindre plus facilement que d'autres) à répondre, ça ne marche pas avec lui. Face à la meute Dehaene fonce et s'impose en pilier de rugby sans desserrer les dents. C'est l'époque où les équipes TV peuvent encore travailler librement dans les couloirs du parlement. On ne compte plus les courses poursuites dans l'escalier de la chambre ou du sénat, le plus souvent en vain.
Quelques années plus tard, je me retrouve à l'interviewer chez lui à Vilvorde (j'y suis allé 2 ou 3 fois si je me souviens bien). Il est dans le jardin, rentre comme un bulldozer dans sa maison, nous guide jusqu'à son bureau pour l'interview, demande à Célia s'il faut mettre une cravatte, répond aux questions et nous raccompagne à la porte en ne cachant pas qu'il a autre chose de plus important à faire, "allez salut", Dehaene, avec moi, n'était pas du genre à papoter.
Un autre jour je suis Dehaene dans les travées du parlement européen, c'est la convention où, aux côtés de Valery Giscard d'Estaing il tente de rédiger une constitution européenne. Il est déjà un peu plus conciliant. Peut-être parce qu'il me reconnaît. Peut-être parce qu'il a moins de pression qu'à l'époque du 16.
Dernier souvenir, retour à la radio. Le plus souvent Jean-Luc Dehaene répond négativement aux demandes d'interview. Cette fois-là il décroche son portable."-Je remplace Kathryn Brahy pour l'invité de 07h50, vous pourriez venir lundi ? -Lundi ? Ça va" et Jean-Luc Dehaene raccroche sans dire au revoir. Mais le lundi il était là. Car c'était l'une de ses qualités. Quand Dehaene disait oui, c'était un oui définitif, vous pouviez compter dessus. Dehaene, avec les journalistes aussi, était un homme de parole. Même si en interview il ne répondait pas souvent aux questions. L'homme préférait exhiber faussement une partie de sa vie privée et de ses états d'âme pour satisfaire la curiosité des médias (mais une vie privée de façade, pas l'essentiel, comme le décès d'un de ses petits enfants dans les années Dutroux qui fut longtemps gardé secret), que de parler d'un thème politique sensible. C'était devenu un jeu. Vous construisiez votre question la plus fermée possible. Il haussait les épaules en vous rabrouant d'un "ça, je ne vais pas vous le dire". Je l'entends encore. Et pour toujours.
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