D’abord entendons-nous sur les termes. Le cordon sanitaire dans les médias audiovisuels vise à exclure les partis liberticides ou racistes des débats en direct, et seulement cela. Une rédaction peut toujours aller interviewer des représentants de ces partis, diffuser leurs propos dans un reportage. Le travail de montage et d’écriture permettent d’assurer un traitement journalistique : en écartant des propos haineux ou contraire à la vérité, en les diffusant mais en démontrant leur nature, en donnant la parole à un contradicteur, etc. Toutes choses que ne permet pas l’expression en direct. Pour le dire autrement, le direct nécessite une attention particulière car il ne permet pas aux journalistes de faire de manière satisfaisante leur métier qui consiste à trier, vérifier et relativiser l’information avant de la diffuser.
La télévision, qu’on le veuille où non, sert d’abord à rendre populaires ceux qui s’y expriment. En télévision c’est toujours l’image qui prime. Donner la parole à un tribun, c’est d’abord diffuser son visage, permettre que ce visage soit associé à un nom et que cela s’imprime dans la mémoire du téléspectateur. Le second impact de la télévision est son efficacité à transmettre l’émotion. La peur, la colère, la joie, la tristesse : tout cela transparait sur un visage. Permettre à un représentant d’un parti liberticide d’apparaître à l’écran, c’est lui permettre d’exprimer ses émotions, et au téléspectateur de les partager. Cette empathie naturelle est bien plus efficace que le discours en lui-même et c’est bien pour cela que la télévision nous subjugue. Ces deux premières constatations me laissent dubitatif face aux reportages et aux débats qui se donnent pour mission de démonter les thèses des partis extrémistes. Une partie du public, souvent déjà convaincue, en retiendra des arguments pour combattre ces formations. Une autre, parfois déjà sensible aux discours populistes, y verra une tentative des journalistes de lui faire la leçon. Les formations qui jouent volontiers la carte de la victimisation ont tout à y gagner.
Permettez-moi d’ajouter encore deux autres constats liés à 15 ans d’expérience. La télévision c’est aussi du rythme. Dans une émission à grande audience, on coupe, on oppose, on saucissonne les propos afin de maintenir l’attention. Or, ce rythme est particulièrement approprié aux petites phrases. Le discours d’extrême droite est très facile à résumer dans des formules de ce type : « trop de chômage, c’est trop d’immigrés » ou « la délinquance est surtout le fait des populations étrangères, regardez les statistiques. » Voici deux phrases de 5 secondes. Il vous faut 2 à 3 minutes pour les démonter. C’est beaucoup trop long, et au final vous serez moins convaincant que le premier orateur.
Dernier constat, la facilité avec laquelle on peut mentir en télévision. Lors du dernier débat dominical où le président d’un parti qui se trouve à la lisière du jeu démocratique a été invité, celui-ci a été le dernier à prendre la parole. Ce fut pour dire qu’un « sondage » réalisé auprès de plusieurs dizaines de milliers de personnes « le plus grand panel possible » lui donnait raison. Ce n’était évidemment pas un sondage mais une consultation en ligne sans aucune valeur scientifique… mais personne ne l’a contredit, et comme l’émission touchait à sa fin, les téléspectateurs seront donc repartis avec cette contrevérité jamais démentie.
Vous l’aurez donc compris, je plaide pour le maintien d’un cordon sanitaire pour toutes les émissions de direct. Je sais que cette prise de position sera interprétée comme une limitation du droit à l’expression. Mais donner la parole dans les conditions du direct à un parti que je juge raciste ou liberticide est contraire à ma conscience. J’estime que c’est mon devoir de journaliste de faire un tri entre ce qui relève du débat démocratique (comment organiser notre société pour qu’elle soit meilleure) et ce qui relève de la haine (comment exclure l’autre de notre société). Croire que la télévision en direct est un outil dont les journalistes auraient la parfaite maitrise serait manquer de lucidité… ou de modestie.
2 commentaires:
Le problème c'est qu'on laisse donc le Journaliste libre de décider qu'un parti ou un homme politique est à reléguer derrière ce cordon. C'est trop de pouvoir pour les journalistes.
En flandre on décide de plus en plus de présenter le FDF comme un parti comparable au VB, en France les journalistes refusent de considérer que l'extrême gauche puisse être tout aussi liberticide et fasciste que l'extrême droite (l'histoire démontre pourtant qu'aucune de deux n'a à envier l'autre).
Au final cette petite gueguerre de pouvoir et d'opinions de journalistes ne vaut pas mieux que le populisme d'extrême droite et permet au contraire a ces partis de se poser en victime d'un complot et de ne *jamais* se faire contredire.
Tiens bon Fabrice!
Je posais déjà ces questions-là à ma hiérarchie et aux instances journalistiques à une époque où les sondages annonçaient pour bientôt l'arrivée des premiers élus d'extrême droite au Parlement régional bruxellois. Ce qui ne date pas d'hier... J'ai quitté le journalisme sans réponses claires et unanimes à ces questions, mais avec alors un consensus entre journalistes habitués à cette assemblée pour ne pas répercuter certains propos et certaines pratiques clairement fascistes. Comme observateur désormais extérieur au métier, je dois bien constater que pas mal de médias, particulièrement flamands au départ, ont depuis ouvert des boulevards à ceux qui restent des ennemis de la démocratie, même s'ils sont élus... démocratiquement.
Surtout, tiens bon, donc!
Et d'avance merci, car je sais que tu le feras ;-)
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